Götterdämmerung
Philippe Jordan | ||||||
Chœurs et Orchestre de l’Opéra National de Paris | ||||||
Date/Location
Recording Type
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Siegfried | Andreas Schager |
Brünnhilde | Ricarda Merbeth |
Gunther | Johannes Martin Kränzle |
Gutrune | Anna Gabler |
Alberich | Jochen Schmeckenbecher |
Hagen | Ain Anger |
Waltraute | Michaela Schuster |
Woglinde | Tamara Banješević |
Wellgunde | Christina Bock |
Floßhilde | Claudia Huckle |
1. Norn | Wiebke Lehmkuhl |
2. Norn | Michaela Schuster |
3. Norn | Anna Gabler |
Merci pour ce bûcher
Drôle de soirée. Pour arriver à la Bastille ce soir-là, il fallait passer cordons et barrages de police, puis se frayer un chemin entre les manifestants réunis pour réclamer l’abandon du projet de loi relative à la sécurité globale – et pourquoi pas précipiter le crépuscule d’un Dieu, jupitérien celui-là. Quelques départs de feu étaient même à signaler aux abords de la forteresse-opéra : le Walhalla allait-il s’embraser avant l’heure ?
Si le feu couve, c’est bien au sein de l’orchestre, en magnifique forme. La dernière fois qu’on l’avait entendu, c’était dans une désespérante 41ème de Mozart au concert du 14 juillet au Palais Garnier. On avait eu peur pour la cohésion de la phalange après tant de mois de jachère, et on avait tort : c’était l’enjeu qui était insuffisant. Avec les deux premiers accords du prélude tendus comme des arcs, tout est pardonné. Des Nornes au grand bûcher, de la chasse au Rhin, la tension ne retombera guère, y compris dans ce que des souvenirs nous avaient fait passer pour des tunnels au IIème acte. Bénéfice d’une version de concert où tout – à commencer par cette essentielle coque acoustique – concourt à aiguiser l’attention, à suivre les méandres des leitmotive et des personnages. Philippe Jordan trouve le tempérament intrinsèque aux pages strictement orchestrales, mais c’est sans doute dans le dialogue qu’il instaure entre instrumentistes et solistes qu’il impressionne le plus ; voilà un orchestre qui respire avec et pour les chanteurs. Pour son troisième tour d’anneau en dix ans avec « son » directeur musical, l’orchestre de l’Opéra semble avoir atteint cette espèce de confiance en lui qui ne peut pas être défaite. Un économiste parlerait d’effet-cliquet : passé un certain stade, on ne revient plus en arrière. Oui, Paris est à nouveau une terre wagnérienne, merci Philippe Jordan.
Merci aussi à Andreas Schager qui, à son habitude, se donne sans compter – il est à peu près le seul à vouloir chanter aussi pour le maigre public. Siegfried n’a pas ouvert la bouche qu’il a déjà conquis la salle, petit garçon qui bombe le torse, joue au chef, ouvre les bras pour se plonger dans la musique. Et puis… il chante ! On commence à connaître la lumière insolente que ce diamant brut sait réfracter, même les jours sans. Là, c’était un jour avec : le flot adolescent, la clarté des intentions, l’appétit immense pour les mots, et sans fausseté, sans craquage, qui peuvent lui arriver. Saluant d’un pouce les francs aigus des ténors du chœur, on devine qu’il aurait eu l’énergie de se joindre à eux. À l’approche de la mort de son personnage, Schager se recentre, canalise son travail, et le son qu’il modèle semble alors naître d’un cérémonial aussi ancestral que rigoureux : c’est un artisan.
Pour sa première Brünnhilde du Crépuscule, Ricarda Merbeth n’a pas encore la présence de son amant. Sagement réfugiée dans ses châles et derrière son pupitre, elle cache pourtant bien son jeu. La voix plus grande qu’imaginée s’épanouit dès la troisième scène du I, maniant aussi bien l’élégie que l’imprécation (ce « Verrat ! »). Le vibrato un peu serré ne suffit pas à grever une immolation incarnée à défaut d’être inoubliable. C’est la voix immense de Michaela Schuster qui nous bouleverse en fait, Waltraute tourmentée, pénétrée, ironique aussi. Le regard terrorisé qu’arbore son visage lorsqu’elle décrit la lance brisée de Wotan s’entendra jusque dans votre poste de radio. Elle concourt aussi à un trio de Nornes absolument formidable (avec Anna Gabler, Gutrune juste mais discrète, et Wiebke Lehmkuhl). Parmi les hommes, notons l’Alberich toujours impeccablement mordant de Jochen Schmeckenbecher ou la souveraine ironie du Hagen d’Ain Anger, d’abord les mains dans les poches, mais dont voix et présence se font de plus en plus hallucinées à mesure que la nuit monte.
Maximilien Hondermarck | 24 Décembre 2020
Le Crépuscule des Dieux contre le crépuscule des lieux à Bastille
Le Ring de Wagner, fin et suite : l’Opéra national de Paris poursuit sa Tétralogie à huis clos (mais nous y sommes pour vous en rendre compte). Les épisodes enregistrés dans le désordre mais en bon ordre de marche musicale et pour une retransmission chronologique durant les fêtes font de ce Crépuscule final un nouveau point d’orgue et de départ :
Le Crépuscule des dieux, dernier des quatre épisodes du Ring de Wagner aurait dû marquer la fin d’un double Festival Tétralogique dans une nouvelle mise en scène de Calixto Bieito, pour la dernière saison du Directeur Général Stéphane Lissner et les adieux du Directeur Musical Philippe Jordan à ce poste.
Au lieu de tout cela, Le Crépuscule des dieux passe d’une aurore à une aube, enregistré après La Walkyrie puis L’Or du Rhin, et avant Siegfried (nous y serons également pour vous en rendre compte), invitant à la retransmission -dans l’ordre- des quatre soirées durant les fêtes (sur ces pages via France Musique) pour ce Ring marquant les débuts artistiques du nouveau Directeur de la maison, Alexander Neef, qui a choisi -pour l’annoncer prochainement- le successeur de Philippe Jordan (sans doute une fois passé ce Ring qu’il a sauvé de haute lutte).
Tous ces enjeux, artistiques et humains s’incarnent dans ce concert : le mariage de la puissance et de la délicatesse, du sépulcral au matutinal, résonnant d’autant plus dans l’immensité vide de cette grande nef. L’acoustique est alors d’autant plus exigeante, demandant d’autant plus de précision et de conscience dans le déploiement sonore. D’autant qu’une alternative tentante -ou au moins se tendant juste devant les musiciens- consisterait à ne chanter que pour les micros à quelques mètres (ou décimètres) devant.
Bien entendu et bien au contraire, Philippe Jordan relève le gant et tombe la veste (acclamé alors sympathiquement par son orchestre juste avant de commencer). Le chef, à l’image de chacun en ces temps de confinement, met à profit le moindre cm² de son espace de jeu : son podium, où il se recule au maximum pour bondir vers l’avant, où il s’avance pour se plier en arrière, ployant les genoux et chevauchant les sons, surgissant et s’élançant de toutes parts pour guider chaque phrasé, chaque plan sonore dès lors aussi net que puissant. La direction cohérente et analytique distingue chaque famille de timbre (et couleur de son), les réunissant dans un phrasé délié, à l’unisson aussi bien que dans les immenses élans polyphoniques (ne déplorant que quelques départs échelonnés, et des appels de cuivres mal embouchés au début du dernier acte).
L’autre héros de cette soirée, Siegfried incarné par Andreas Schager déploie la même énergie intense et précise, le drame en finesse. Le ténor libéré de toute demande scénique délivre autant son corps que sa voix : il se soulève physiquement (et le chant également) avec les grands élans de l’orchestre. Il se croise les bras (comme le faisait Günther Groissböck en Hunding pour La Walkyrie) mais pour mieux les écarter violemment et les lever au ciel. Il encourage les cordes en frémissant des bras et des mains, avant de serrer les poings (ne laissant échapper qu’un aigu hors de portée, qu’il balaye d’un revers de main avant de repartir de plus belle à l’assaut). Cette intensité physique et vocale est là aussi mise au service de l’héroïsme candide, du lyrisme puissant et limpide, de l’articulation jusqu’aux résonances qui se distillent amplement et nettement dans toute la salle et au fil de la partition. Hormis bien sûr pour la terrible mort de Siegfried (tout aussi inspirée qu’expirante), il entre comme il sort, porté par les cuivres héroïques et accompagné au diapason par l’articulation des bois, en hochant fièrement la tête et bombant le torse (notamment au son résonnant de ses quatre “Heil!” signifiant Gloire !). Il faut alors au public, pour ne pas applaudir électrisé par la prestation, toute la discipline et le silence dus à un enregistrement, ainsi que la mélodie infinie de Wagner qui ne ménage pas de temps mort et rebondit sur l’énergie et la précision des percussions.
Face à ce tandem de héros, Ricarda Merbeth très investie dans son personnage de Walkyrie et son articulation, appuie le lyrisme de Brünnhilde, amplement vibré mais dans la justesse et l’équilibre, des notes et des intentions. Toutefois, la voix chante d’abord pour les micros plutôt que pour la salle : n’appuyant pas ses lignes et son impact sonore, le corps de ses phrases est peu audible des (quelques) spectateurs. Toutefois, progressivement portée par son rôle et par son légendaire leitmotiv, le médium se resserre, la ligne s’allonge. La voix est un peu grossie mais se porte progressivement à la mesure de ses immenses interventions, jusqu’en un cri final sur un sommet orchestral.
La version orchestrale enregistrée donne aussi une éloquence scénique certaine aux trois nornes : seules à l’avant-scène, entrant et sortant masquées, elles traduisent ainsi les fileuses de l’histoire, résumant les épisodes précédents et annonçant la suite, jusqu’à ce que le fil se rompe (les humains reprenant en main leur destin). Leurs voix également renforcent leur sororité, par leurs similarités reposant sur une articulation largement accentuée.
La Première norne (Wiebke Lehmkuhl) avec un chaud chuintement qu’elle a la première le temps de déployer et d’appuyer sur ses médiums (allégeant les graves), la Deuxième (Michaela Schuster) avec élégance et une ampleur vibrant de plus en plus largement (un peu au-delà des notes, sauf les aigus plafonnant mais dialoguant intensément avec sa sœur Brünnhilde lorsque la chanteuse incarne ensuite Waltraute), la Troisième (Anna Gabler) dans les accents un peu plus marqués d’un phrasé plus intense, avec une voix centrée (moins sonore mais disposant elle aussi de l’ambitus, du grave à l’aigu) avec des zones sourdes dans sa voix lorsqu’elle incarne Gutrune : la moitié inférieure des hauteurs, mais vers des aigus lancés.
Les trois filles du Rhin sont aussi sororales dans l’harmonie vocale, chantant comme d’une même ligne envoûtante aux trois facettes : Woglinde (Tamara Banješević) levant l’écume (comme elle bondit physiquement au rythme de la battue), Wellgunde (Kai Rüütel) animant le courant vocal de ses accents et Flossinde (Claudia Huckle) creusant la profondeur de sa voix comme des eaux.
Le troisième trio de solistes, masculin celui-ci, formé par Gunther, Hagen et Alberich montre aussi sa parenté par l’identité vocale grave et sonore, mais avec des moyens différents (rappelant qu’une famille vocale peut être bien distincte, a fortiori pour ces individus aux relations fort distendues). Gunther (Johannes Martin Kränzle) a plus d’impact et de précision avec ses accents marqués et une netteté d’articulation comme de timbre. Hagen (Ain Anger) déploie une voix plus ample et plus large mais aussi plus sourde, marquant toutefois les esprits dans les fins de parties a cappella qu’il ralentit et étire de plus en plus. Jusqu’à même, en point d’orgue de son incarnation vocale, faire tomber ses lunettes sur le pupitre : comme un choc et un glas, au moment où son personnage retire sa lance du dos de Siegfried qu’il a abattu en traître.
Alberich (“gnome odieux” pour son propre fils), comme dans L’Or du Rhin est toujours aussi intensément incarné, scéniquement et vocalement, par Jochen Schmeckenbecher. La voix et les yeux sont exorbités d’intensité très accentuée, mais avec l’articulation du Lied (intelligible dans l’esprit comme dans la lettre) et laissant apprécier une voix fondée sur une assise grave et une vile séduction.
Hagen (Ain Anger), de son ample prestance vocale aura convoqué les guerriers : le chœur masculin de la maison. Même en chantant masqués (contrairement aux solistes), aussi espacés qu’eux et situés au parterre, ils déploient des phrases riches et intenses, d’une étendue et puissance faisant jeu égal avec l’orchestre. Les messieurs incarnant les guerriers emportent les interventions de leurs collègues choristes féminines (beaucoup moins sollicitées par la partition).
Le Crépuscule des dieux marque une fin mais aussi un point de départ : Siegfried ressuscitera dans l’épisode qui porte son nom (enregistré dimanche prochain à Radio France) et tout ce Ring voguera sur les ondes radiophoniques du 26 décembre 2020 au 2 janvier 2021 pour fêter le déconfinement (souhaitons-le) et la fin de cette année maudite.
Le Crépuscule des dieux marque un début mais aussi une fin : celle du cycle de Wagner et symboliquement du mandat musical de Philippe Jordan avec ce dernier opus dirigé à Bastille (où certes il reviendra). Le chef remercie chaleureusement ses musiciens après le silence qui suit le dernier accord, mais ce sont bientôt les instrumentistes qui l’applaudissent et l’acclament : le premier violon lui offrant en leur nom un bouquet de fleurs. Philippe Jordan improvise alors un discours de remerciements pour ses musiciens, empli d’émotion et de gratitude, les remerciant pour le combat mené ensemble pour ce Ring et pour cette page dans l’histoire musicale de l’Opéra de Paris écrite ensemble le temps d’un mandat.
Ôlyrix | 29/11/2020
A live compilation from the dress rehearsal (25 November) and the concert performance (28 November 2020)
This recording is part of a complete Ring cycle.