Götterdämmerung
![]() | Alain Altinoglu | |||||
Chœurs et Orchestre Symphonique de la Monnaie | ||||||
Date/Location
Recording Type
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Siegfried | Bryan Register |
Brünnhilde | Ingela Brimberg |
Gunther | Andrew Foster-Williams |
Gutrune | Anett Fritsch |
Alberich | Scott Hendricks |
Hagen | Ain Anger |
Waltraute | Nora Gubisch |
Woglinde | Tamara Banješević |
Wellgunde | Jelena Kordić |
Floßhilde | Christel Loetzsch |
1. Norn | Marvic Monreal |
2. Norn | Iris van Wijnen |
3. Norn | Katie Lowe |
Dieux Crépusculaires à La Monnaie
Les deux premiers volets du Ring (L’Or du Rhin et La Walkyrie) ont rencontré un certain succès grâce à la mise en scène symboliste de Romeo Castellucci. Celui-ci devait à l’origine mettre en scène l’ensemble de la tétralogie, mais ses besoins en matière de technologies onéreuses et chronophages ont mené le directeur Peter de Caluwe à reprendre, pour les deux derniers volets, la production de Pierre Audi afin de conclure ce cycle et son mandat.
Son Siegfried de septembre avait su plonger le public dans un univers de nostalgie enfantine à la fois sombre, tectonique et fantastique. Place désormais au combat du clair-obscur avec un Crépuscule des dieux incandescent pour l’ouverture de l’année.
Et la lumière (de néon) fut !
À peine le rideau se lève-t-il que la mise en scène confirme l’attachement de Pierre Audi au minimalisme. Alors que Castellucci misait sur un symbolisme épuré et fortement référencé, Pierre Audi choisit l’absence de référence et d’emblème. Sur scène ne subsistent que les bains lumineux signés par Valerio Tiberi, les néons et des cimaises modulaires : l’espace scénique est conçu pour la voix, la lumière pour la couleur. Ce minimalisme extra-synthétique grésille en rétine et laisse la musique se déployer dans ce grand espace en profondeur atmosphérique, façon art contemporain, style Ólafur Elíasson.
Sur scène, les corps évoluent au ralenti dans une atmosphère éthérée, dépourvue de toute identification temporelle. Pierre Audi, qui avait signé un Ring à Amsterdam à l’aube des années 2000, connaît la Tétralogie et semble avoir maturé vers l’épure, le crépuscule dans son aspect élémentaire.
Cette volonté d’essentiel pourrait être poussée plus loin, tant elle mène à se demander à quoi servent ces cubes flottants dans les airs (peut-être rappellent-ils l’absence de gravité divine, ou l’absence de poids face au crépusculaire).
De tout ce vide pourrait émerger une vision techno-futuriste du Ring, bien éloignée des imageries héraldiques traditionnelles. Plus proche d’un opus « néantisé », la gestion des lumières en architecture rappelle l’esthétique du Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve, tandis que l’univers aseptisé convoque la froideur métaphysique des odyssées kubrickiennes. À mi-chemin d’un univers à la Docteur Strange qui saurait plier le temps, et des dessins futuristes de Mœbius, la musique se dessine en intemporel.
Les modules aux reflets métalliques diffusent la lumière spectrale (presque ennemie d’un public qui plisse les yeux), tandis que les tôles pliées jonchant le sol – à la manière des accumulations d’Arman – évoquent l’abandon terrestre et l’échec des Hommes.
Les costumes, entre ligne efficace des tenues de jour et un chic d’apparat, laissent transparaître quelques références au design totalitaire de Gareth Pugh et Rick Owens, confrontant lin froissé, sac de fils et cuirs cavaliers. Le lien stylistique est aussi perceptible avec l’univers d’Eiko Ishioka, costumière japonaise ayant collaboré avec Pierre Audi pour son Ring en 1998-1999, et dont l’héritage (génie nippon et apparente simplicité) semble inspirer, depuis son décès, une nouvelle génération de créateurs.
Alain Altinoglu, à la direction de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, façonne avec une versatilité remarquée la mutation sonore qui s’opère dans ce dernier volet. Le directeur musical met en lumière l’évolution complexe et plus ambiguë de la partition au service d’un romantisme exacerbé, oscillant entre la cruauté des oppresseurs et la souffrance des victimes.
L’apparition du chœur d’hommes de La Monnaie, sous la direction d’Emmanuel Trenque, renforce l’aspect totalitaire des armées de Hagen et leur noirceur mate. Habitant la scène, l’effet Science-Fiction fait son effet, radical.
Tout aussi contrastée et complexe, la distribution des solistes repose sur une certaine puissance vocale. La soprano suédoise Ingela Brimberg reprend, après Siegfried et La Walkyrie, le rôle de Brünnhilde, qui lui avait déjà valu une ovation marquante. Ce personnage de demi-déesse lui permet d’allier une sensibilité profonde, empreinte d’une humanité pure, à une autorité souveraine et conquérante, jusqu’au basculement sacrificiel qui scelle la chute des dieux. Figure centrale de l’opus, elle porte ce marathon vocal avec une puissance redoutable et un romantisme exalté, avant d’être de nouveau ovationnée par le public.
Ain Anger incarne Hagen, fils d’Alberich et figure centrale des voix masculines. Fidèle à son registre, la basse estonienne déploie un timbre vibrant, mat et profond, lui donnant une présence totale. Figure de violence contenue, son autorité naturelle s’impose, sa puissance vocale enveloppant l’orchestre.
Si le jeune Siegfried rayonnait sous les traits lumineux de Magnus Vigilius, Bryan Register incarne ici sa version adulte jusqu’à sa mort tragique. Le ténor américain livre une interprétation directe, précise et austère d’un rôle aux confins du bel canto, dont l’issue fatale est déjà inscrite dans la mémoire du public. Fidèle à son destin, le fils de Siegmund et Sieglinde s’arme de courage et affronte ses traumatismes avec un détachement subtil, malgré les manipulations et trahisons.
Andrew Foster-Williams revient sur les planches de La Monnaie dans le rôle de Gunther, roi des Gibichungen et frère de Gutrune. Le baryton-basse, qui incarnait auparavant Donner dans L’Or du Rhin, s’était distingué par un timbre grave, profond et généreux. Ici, il s’impose par une prosodie élégante, affinée, et une autorité empreinte d’humanité.
Scott Hendricks revient hanter le public dans le rôle d’Alberich, ce Nibelung corrompu par son obsession, possédé par l’anneau d’or du Rhin – un personnage qui aurait inspiré Gollum dans Le Seigneur des Anneaux. Le baryton incarne avec brio le caractère repoussant de son personnage, usant d’une voix poussée à l’extrême.
Anett Fritsch, qui incarnait la jeune et fébrile Freia dans L’Or du Rhin, revient ici dans le rôle de Gutrune, sœur sensuelle de Gunther. La soprano allemande façonne un personnage progressivement corrompu, se révélant dans toute sa tragédie. Raffinée, fluide, naturelle, elle déploie des lignes vocales vives et piquées.
Nora Gubisch, après Erda dans L’Or du Rhin, incarne ici Waltraute. Dotée d’un timbre chaud, vibrant et cuivré, la mezzo-soprano mêle une inquiétude acérée à l’autorité farouche de La Walkyrie, surgissant en apparitions fugaces pour tenter de sauver les dieux de leur destin funeste.
Les trois filles du Rhin incarnent les esprits aquatiques et veillent sur l’or du fleuve. Symboles de pureté originelle, leurs voix claires et lyriques s’unissent pour réclamer l’anneau avec une délicatesse ondoyante. La soprano Tamara Banješević prête à Woglinde une voix acidulée, vive et cristalline, tandis que la mezzo-soprano Jelena Kordić incarne Wellgunde avec un timbre ample et déployé. Plus sombre et gutturale, Christel Loetzsch confère à Flosshilde une profondeur ouatée.
Les trois Nornes, fileuses du destin, participent à la narration prophétique avec une gravité implacable, ouvrant l’opus en s’arrachant à leur chrysalide. La mezzo-soprano Marvic Monreal déploie des lignes mélodiques d’une rigueur précise et d’une prosodie incisive, rehaussées par le raffinement de la soprano Katie Lowe. Plus boisée et profonde, la mezzo-soprano Iris van Wijnen apporte un équilibre sombre à l’ensemble.
Face à l’ovation du public et au marathon, un sentiment de légitimité se propage, tant chez les interprètes que parmi les spectateurs. Cette Tétralogie, point d’orgue d’un triple mandat (2007-2025), portée par deux metteurs en scène et une multitude de collaborateurs, touche à sa fin. La dernière production complète du Ring à La Monnaie remontait à la direction de Gérard Mortier, avec Sylvain Cambreling à la baguette. Cette nouvelle interprétation marque ainsi un tournant pour la maison d’opéra sous Peter de Caluwe, avant l’arrivée de sa nouvelle directrice, Christina Scheppelmann, en fin de saison.
Soline Heurtebise | 05/02/2025
À Bruxelles, CRÉPUSCULE pour les dieux, triomphe pour l’orchestre et son chef!
Après Tristan et Isolde à Liège, L’Or du Rhin à Paris – et avant L’Or du Rhin et le Tristan monégasques ou encore la Walkyrie scaligère –, l’hiver wagnérien poursuit son chemin avec Le Crépuscule des dieux, dernière journée du Ring monté par la Monnaie de Bruxelles. Avec, faut-il le rappeler, deux metteurs en scène : Roberto Castellucci pour le Prologue et la première journée, et Pierre Audi pour les deux dernières journées.
Le triomphe remporté par le spectacle est avant tout celui de l’orchestre et de son chef, une fois encore superlatifs : quel sens du drame, quelles couleurs, quelle poésie ! Sous la direction habitée d’Alain Altinoglu, l’orchestre n’écrase jamais les voix mais les porte et semble constamment dialoguer avec elles – tout en constituant la trame narrative de ce dernier volet, culminant dans une scène finale… incandescente ! Une performance justement acclamée par un public reconnaissant.
Vocalement, les raisons de se réjouir sont également nombreuses. Même si son rôle est plus limité que dans les autres volets du Ring, on retrouve avec plaisir l’Alberich efficace de Scott Hendricks. Son Hagen de fils est un saisissant Ain Anger : si le chant est parfois un peu « brut de décoffrage » (mais n’est-ce pas le rôle qui le veut ?), il impressionne tout autant que la silhouette du chanteur, sorte de Nosferatu échappé d’un film de Murnau. Andrew Foster-Williams convainc pleinement en Gunther, tour à tour veule, agressif, repentant… Son timbre clair contraste par ailleurs efficacement avec les autres voix graves de la distribution. Moins parfaite vocalement qu’en Erda, Nora Gubisch s’investit pleinement en Waltraute. Impeccables, les Filles du Rhin et les trois Nornes, avec une mention spéciale pour Marvic Monreal, au timbre particulièrement prenant. Anett Fristsch triomphe en Gutrune, et ça n’est que justice : le timbre, magnifique, se déploie sans heurt et avec la même facilité sur toute la tessiture, la projection ne semble jamais forcée, et la musicalité, la féminité, la sensibilité sont constantes. Un sans-faute pour cette prise de rôle ! Changement de Siegfried avec ce dernier opus de la tétralogie : à Magnus Vigilius qui incarnait le héros éponyme dans la deuxième journée succède l’américain Bryan Register. Si le timbre est agréable en termes de couleurs, la projection nous a paru parfois un peu fragile, surtout dans le haut de la tessiture. Cela ne nuit pas à la scène de la mort, au contraire, mais pose quelques problèmes dans les moments plus héroïques (avec un raté malencontreux dans le « Hoïhé ! » de la scène 2 du troisième acte, même si les difficiles aigus de la scène où Siegfried se remémore son passé sont, eux, convenablement émis). Prise de rôle, enfin, pour Ingela Brimberg, jusqu’ici familière de la Brünnhilde de Die Walküre. Une petite frayeur saisit le public lors de l’entracte précédant le dernier acte : on nous annonce que la soprano, souffrante, a malgré tout accepté d’aller au bout de la représentation. De fait, en amont et en aval de cette annonce, les signes audibles de sa méforme auront été minimes. Tout au plus remarque-t-on quelques aigus un peu bas et moins d’arrogance dans la projection, mais les qualités que l’on apprécie tant chez cette chanteuse sont bien là : phrasé et diction très clairs, élégance d’une ligne de chant jamais forcée, grande sensibilité. Le public applaudira chaleureusement cette belle interprète qui, quelques jours plus tôt, remplaçait au pied levé et sans répétition l’Isolde défaillante de Liège !
Reste enfin la mise en scène de Pierre Audi, qui continue sur la lignée du Siegfried applaudi l’an dernier : une scénographie (Michael Simon) épurée, à commencer par les superbes éclairages de Valerio Tiberi ; un jeu d’acteurs précis (mais pourquoi diable avoir imposé cette gestuelle bizarre à Waltraute et aux vassaux de Gibich, plus comiques qu’effrayants) ; quelques propositions originales, tels les dessins d’enfants en ouverture de spectacle, rappelant que le Ring, au delà des lectures intellectualisantes qu’on peut en proposer, tient aussi du simple Märchen ; telle encore l’apparition de Brünnhilde lors de la marche funèbre : c’est elle qui arrache l’anneau du doigt de Siegfried et qui le brandira face à Hagen au moment où celui-ci cherche à s’en emparer. D’aucuns reprocheront au spectacle une absence de (re)lecture éclairant l’œuvre de façon inédite. On peut aussi apprécier le fait de pouvoir se concentrer non sur ce que cherche à dire le metteur en scène, mais sur ce que dit l’œuvre.
Stéphane Lelièvre | 10 février 2025
À Bruxelles, CRÉPUSCULE pour les dieux, triomphe pour l’orchestre et son chef!
Suite et fin de la Tétralogie de la Monnaie, un projet sérieusement malmené. Il a fallu remplacer Romeo Castellucci à mi‑parcours, pour des raisons assez difficiles à admettre. Pierre Audi a donc mis en scène les deux dernières journées, en développant une conception, sur la forme comme sur le fond, différente de celle de son confrère. Le diptyque formé par Siegfried et Le Crépuscule des dieux (1876) paraît toutefois fortement unifié, dans une démarche, dramaturgique et esthétique, solide et cohérente. Reconnaissons la performance du metteur en scène, qui a réussi, dans un court délai, à faire aboutir, cette production majeure. Mais lorsque les flammes embrasent le Walhalla, à la fin du troisième acte, une des plus belles conclusions de toute l’histoire de la musique, un sentiment de frustration persiste, malgré le haut niveau de l’exécution musicale.
Convenue, voire consensuelle, la mise en scène de la deuxième et de la troisième journée ne possède ni la puissance, ni la profondeur, ni l’imagination, ni l’audace, de celle du prologue et de la première journée. Elle ne néglige heureusement pas la direction d’acteurs. Les personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent possèdent du relief, dans une narration limpide et cohérente. La scénographie, qui opte pour l’abstraction, n’en demeure pas moins belle, les lumières, en particulier. Elle s’inscrit dans le sillage de celle de Siegfried, ni mieux, ni moins bien, avec ces structures parallélépipédiques, ces amas de métal chiffonné, ces vidéos d’écoliers dessinant leur propre interprétation de cette histoire. La conclusion, avec ce jeu d’ombres sur les Filles du Rhin, ne déçoit pas. Rien ne vient bousculer les spectateurs, et, sans doute, beaucoup y trouvent‑ils leur compte.
Cette mise en scène des deux dernières journées, à considérer, donc, comme un tout, a le mérite de ne sembler ni passéiste, ni datée. Elle introduit les personnages de façon sobre et moderne, comme les Nornes, enveloppées dans une sorte de cocon, Gunther et Gutrune, identiques jusque dans la coupe de cheveux, le terrible Hagen, le couple Siegfried et Brünnhilde. Les Filles du Rhin donnent toutefois l’impression de sortir d’une piscine olympique. Les moments d’intensité ne manquent heureusement pas, dans ce dernier volet, comme dans le précédent. Cette Tétralogie se hisse ainsi à la hauteur de la réputation de la Monnaie. De la frustration, oui, mais pas de déception, contrairement à la nouvelle production du Ring qui vient de débuter avec L’Or du Rhin à l’Opéra Bastille. Comme quoi il vaut parfois mieux se déplacer dans la capitale belge.
Ingela Brimberg endosse pour la troisième fois le rôle de Brünnhilde. Cette soprano à la voix belle et consistante, au chant fin et expressif, à la présence sensible et délicate, a su rester constante durant les trois journées. Annoncée souffrante avant le troisième acte, elle livre pourtant une prestation de qualité, sans faiblesse notable, bien qu’elle se fût probablement davantage démarquée, dans le dernier air, sans cette indisposition. Un autre ténor interprète Siegfried dans Le Crépuscule des dieux, un choix assumé, en dépit d’un réel problème de cohérence purement physique : il est vrai que le personnage évolue nettement entre les deux journées. Le choix s’est porté, cette fois, sur un chanteur doté d’une apparence et d’une voix moins juvéniles, en l’occurrence Bryan Register, assez remarquable dans ce rôle, même si la finesse de la composition psychologique suscite un peu plus d’intérêt que le chant, cependant solide et assuré.
La Monnaie a donc judicieusement distribué les rôles de Siegfried et de Brünnhilde. Mais les autres chanteurs attirent encore un peu plus l’attention, à commencer par le Hagen d’Ain Anger, sensationnel de présence et de mordant. Andrew Foster-Williams accomplit, avec finesse, une profonde et sensible composition en Gunther, tandis qu’Anett Fritsch séduit constamment, par sa voix et sa présence, en Gutrune. Scott Hendrickx reprend, comme dans L’Or du Rhin et Siegfried, le rôle d’Alberich, mais ce personnage, bien maîtrisé par le baryton, semble quelque peu secondaire dans cette production, au contraire du duo formé par le frère et la sœur.
Nora Gubisch incarne une Waltraute splendide. Nous avons – peut-être un peu trop systématiquement – émis des réserves personnelles sur cette chanteuse, mais cette dernière se distingue de bien belle façon dans ce rôle qui révèle tout ce dont elle est capable. Son duo avec Brünnhilde, fort justement rendu, constitue un des grands moments du spectacle. Pour Le Crépuscule des dieux, il convient, pour les Nornes et les Filles du Rhin, de mettre la main sur un double trio de chanteuses impeccables et unies, naturelles et de gracieuses. Les voici, quasiment parfaites, avec Marvic Monreal, Iris Van Wijnen et Katie Lowe, d’une part, Tamara Banjesevic, Jelena Kordic et Christel Loetzsch, d’autre part. Et c’est dans la dernière journée que les choristes interviennent enfin, remarquables au deuxième acte, à l’appel de Hagen.
La direction constamment inspirée d’Alain Altinoglu, à la tête d’un orchestre formidable, constitue le plus grand motif de réjouissance. Le maestro aura brillamment conduit toute cette Tétralogie, et ce que nous écrivions sur L’Or du Rhin s’applique de nouveau dans cet ultime spectacle. Il obtient de l’orchestre de belles et profondes sonorités, un jeu précis, bien que l’une ou l’autre intervention des cuivres paraisse, ponctuellement, moins réussie. La prestation des musiciens demeure rigoureuse, calibrée, nuancée, avec des tempi, le plus souvent, voire quasiment tout le temps, évidents, naturels. Et les motifs sont toujours aussi bien mis en valeur, dans une continuité dramatique qui rend exaltante toute production de la Tétralogie. L’exécution du long premier acte captive par sa clairvoyante construction, du prologue jusqu’à son terme. Mais il existe bien d’autres passages, interludes et autres transitions merveilleusement jouées, comme la marche funèbre, tranchante, ou la conclusion, radieuse et bouleversante. Et aussi tout ce deuxième acte qui évolue sur des sommets d’intensité. Quel chef ! Et quelle musique !
Sébastien Foucart | 8 février 2025
Le Crépuscule des dieux termine en beauté le Ring de la Monnaie
C’est avec un compréhensible sentiment de trépidation que l’on se rend à la Monnaie pour assister à un Crépuscule des dieux qui marque la fin de cette aventure qu’aura été le Ring étalé sur deux saisons. On se rappellera que Romeo Castellucci, après avoir signé deux passionnants premiers volets de cette Tétralogie, avait conçu pour Siegfried et le Crépuscule des projets dont les irréalisables exigences techniques et financières avaient amené à son remplacement par Pierre Audi, qui reprit courageusement au vol la mise en scène des deux derniers opéras du cycle.
C’est ainsi que ce Crépuscule s’inscrit dans un parti pris d’une simplicité sans doute dictée par le peu de temps dont disposait le metteur en scène franco-libanais, mais qui débouche néanmoins sur une vision cohérente, quoique bien plus traditionnelle que celle de son confrère italien. Mais si cette conception n’a rien de révolutionnaire, elle convainc par sa clarté et sa sincère volonté de servir l’œuvre au mieux. Comme dans Siegfried, le décor très dépouillé fait un ample usage de cubes et parallélépipèdes suspendus ou posés sur la scène (sauf au troisième acte, où la scène de chasse est illustrée par une monumentale sculpture noire d’animaux enchevêtrés pendant des cintres), le tout magnifié par les très beaux éclairages aux couleurs chaudes de Valerio Tiberi qui créent une atmosphère onirique complétant parfaitement l’extrême sobriété scénique.
Quant aux costumes, il sont marqués par une grande simplicité, les personnages étant presque tous vêtus de longues aubes monochromes qui leur donnent un air étrangement intemporel et hiératique – comme le couple Gunther-Gutrune, vêtu d’une même robe beige et arborant une coiffure identique, ou les vassaux des Gibichungen qui semblent sortis d’une confrérie de pénitents. Les exceptions se remarquent d’autant plus, comme les Nornes enveloppées dans d’étranges doudounes beiges ou les Filles du Rhin avec leurs maillots de bain à paillettes, bonnets de bain et immenses palmes aux pieds. Quant à Waltraute, elle tient à la fois de la Walkyrie et de la motarde, sans parler de l’encombrant bouclier qu’elle arbore à chaque main.
Si la mise en scène est certainement satisfaisante, la partie musicale est bien plus que cela. Le mérite en revient en premier lieu à Alain Altinoglu. À la tête d’un orchestre totalement impliqué et dont il faut saluer la remarquable prestation (cordes souples et fines, bois exquis, cuivres à la fermeté inébranlable), non seulement dans les morceaux de bravoure que sont le « Voyage de Siegfried sur le Rhin » ou la poignante « Marche funèbre », interprétée avec une étonnante transparence et sans une once de faux pathos, le chef guide d’une main sûre et souple, avec aisance et naturel, aussi bien la fosse que le plateau qui réunit une distribution de très grande qualité.
Il faut avant tout saluer la superbe Brünnhilde d’Ingela Brimberg, qui s’acquitte de ce rôle terriblement exigeant avec une vaillance et une sensibilité de tous les instants. Son duo avec Waltraute (excellente Nora Gubisch) confine au sublime. Le Siegfried de Bryan Register (dont c’est la prise de rôle) s’avère dans un premier temps solide et fiable, mais sa voix s’épanouit magnifiquement au dernier acte. Servie par sa présence physique imposante et sa voix mordante, la basse estonienne Ain Anger incarne un Hagen aussi vénéneux qu’autoritaire. Andrew Foster-Williams offre une très belle incarnation de Gunther, alors qu’Anett Fritsch illustre parfaitement les émois de Gutrune. Tant les Nornes (Marvic Monreal, Iris van Wijnen et Katie Lowe) que les séduisantes Filles du Rhin (Tamara Banjesevic, Jelena Kordić et Christel Loetzsch) sont irréprochables.
À l’issue des six heures de cette représentation, on ne peut que se dire que c’est un splendide cadeau qu’ont offert tous les participants de ce Ring à Peter de Caluwe, pour saluer le départ prochain d’un intendant qui aura tant fait pour la maison bruxelloise.
Patrice Lieberman | 13 février 2025
Wagner en Grimm
La Tétralogie proposée par La Monnaie de Bruxelles a beaucoup fait parler d’elle. Par ses choix très audacieux certes, mais surtout par l’abandon en rase campagne du metteur en scène, Romeo Castellucci, qui a jeté l’éponge après La Walkyrie. Les raisons invoquées sont passablement obscures, et continueront sans doute d’alimenter les conversations lors des dîners en ville les cinq prochaines années. Et il a fallu trouver en catastrophe un nouveau metteur en scène. C’est finalement Pierre Audi qui a été choisi, sachant qu’il ferait le choix d’ignorer le travail de Castellucci sur les précédents volets. Après un Siegfried très réussi, surtout compte tenu des délais impartis, l’impatience était palpable dans la grande salle de La Monnaie ce mardi soir. Comment Pierre Audi allait-il donner vie à cette ultime journée, où l’action est si enchevêtrée ? Une fois de plus, l’homme de théâtre libanais s’en sort avec les honneurs, grâce à deux lignes directrices : stylisation et fidélité. Fidélité à une histoire que Pierre Audi décide de raconter dans sa littéralité. Il ne manque vraiment que le fil des Nornes et le cheval. Pour le reste, tout est conté avec une application stricte des didascalies de Wagner : Siegfried est un héros sans peur, Brünnhilde une Walkyrie déchue, les Gibichungen sont des ambitieux (incestueux, mais cela est devenu un classique), Hagen un monstre de haine et les Filles du Rhin des aguicheuses qui voient loin dans l’avenir. Comme la direction d’acteurs est en plus admirable de précision, et que les chanteurs jouent leur rôle avec conviction, on se glisse avec facilité dans l’histoire. Surtout que Pierre Audi est bien trop fin pour tomber dans le piège d’un premier degré simpliste, type peau de bête et décors en carton-pâte.
La stylisation est le deuxième axe de son travail. Des figures géométriques, quelques accessoires, des costumes intemporels, des éclairages sublimes, et voilà un théâtre qui évoque irrésistiblement le peu que nous connaissons des mises en scène de Wieland Wagner. Audi, en conférence de presse, revendique d’être un homme de la narration. Mais certaines images de son spectacle se gravent pour longtemps dans la mémoire : les trois nornes en vers à soie couleur cuivre, le dialogue cauchemardesque entre Hagen et Alberich, entre veille et sommeil, les robes des filles du Rhin comme couvertes par les vagues, le récit de jeunesse de Siegfried, symphonie de noir et de blanc … Légère déception pour les dernières minutes du finale, où les talents visuels de Pierre Audi auraient pu aller plus franchement dans le spectaculaire, avec un incendie du Walhalla qui reste un peu sage. Mais on apprécie le retour des Filles du Rhin, sacrifié dans tant d’autres mises en scène. Certaines belles âmes ont déploré lors des entractes l’absence de « déconstruction », de « distance critique ». Ces concepts ont leur place dans l’opéra contemporain, mais voir de temps à autre un Crépuscule des Dieux aussi naïvement beau que celui-ci est une jouvence.
Cette forme de «tradition revivifiée» trouve un écho dans la direction d’Alain Altinoglu. Sous la baguette du directeur musical de la maison, l’Orchestre symphonique de La Monnaie sonne avec une densité, un soyeux, un fondu qui rappellent le meilleur de la tradition bayreuthienne. Que de fils entrelacés, quelle texture riche, quelle fusion dans les timbres ! Il faudrait des pages entières pour détailler ce que les instrumentistes de La Monnaie offrent à leur chef et aux auditeurs, en termes de précision et de chaleur. On se contentera de mentionner la clarinette basse, promue par son talent et sa netteté au rang de protagoniste du drame. Mais le maestro ne se laisse jamais enivrer par les splendeurs sonores de son orchestre. Il est constamment à l’écoute de ce qui se passe sur scène. Le début du prologue en est un excellent exemple, à mettre en regard avec la première scène de l’acte III. Confronté à des Nornes qui se révèlent excellentes diseuses mais un peu avares en puissance (Marvic Monreal, Iris Van Wijnen, Katie Lowe), Altinoglu retient ses chevaux et contient son formidable volcan orchestral dans des limites qui permettent au texte de « passer », créant une atmosphère de poésie lunaire. Face à des Filles du Rhin qui elles sont dans un festival de jouissance vocale (Tamara Banjesevic, Jelena Kordic, Christel Loetzsch), il déchaîne toutes les ressources de sa phalange. La beauté du Rhin ruisselle via les cors, les clarinettes, les harpes, les contrebasses. Un sentiment de panthéisme, de communion avec la nature envahit alors le spectateur. Cette interaction permanente entre les capacités de la fosse et celles de la scène est la signature des grands chefs d’opéra.
Une même osmose entre la baguette et le chant entoure les prestations de Siegfried et Brünnhilde. Bryan Register a foison d’idées nouvelles sur la façon de chanter son rôle. Grâce à son timbre d’une souplesse couleuvrine, il accentue le côté lyrique du personnage, et le récit de sa jeunesse au III est un enchantement : cette voix a quelque chose d’attendri et de séduisant, et son mimétisme avec l’oiseau qu’il cite est bluffant. Mais ce ne sera pas faire injure à ce magnifique artiste de dire qu’il n’a pas l’ampleur d’un Wolfgang Windgassen ou d’un Max Lorenz, et que, partout où volume et métal sont nécessaires, cela sonne un peu court. Heureusement, le maestro veille comme une bonne fée, et il entoure ce timbre d’un halo de douceur, de rêve et de beauté. Tout « passe » alors sans problème. Le problème est différent avec Ingela Brimberg. Sans être l’égal d’une Birgit Nilsson ou d’une Nina Stemme, la soprano déploie un volume appréciable et parvient à projeter sa voix avec une belle adresse, ce qui permet notamment de faire comprendre le texte. Et, comme pour Siegfried, elle met remarquablement en valeur le côté élégiaque de sa partie, notamment dans les passages où elle évoque son amour. Mais cette prise de rôle (pour la Brünnhilde du Crépuscule) reste périlleuse, surtout qu’elle chante aussi dans le Tristan und Isolde mis en scène à Liège en ce moment. Le corps humain ayant ses limites, elle arrive épuisée à son immolation. Qu’à cela ne tienne, l’artiste va déployer toute une série d’artifices pour camoufler ses difficultés, aidée par un chef qui sait exactement doser ses effets pour venir en aide à sa chanteuse.
En Hagen, Ain Anger propose une conception plus classique du chant wagnérien : un timbre noir, charbonneux, une puissance presque jamais prise en défaut, sauf dans son «Hojotoho» du II, mais rétablie avec quelle maestria après un très court passage à vide. Comme le chanteur a en plus la silouhette parfaite pour le méchant manipulateur, l’incarnation atteint à une sorte de perfection. Il faut le voir arpenter la scène, presque en permanence, pétrifier les autres d’un simple regard, s’emparer de sa lance pour les usages les plus divers, pour réaliser que, plus que jamais, Hagen est le personnage le plus important du Crépuscule. Les Gibichungen sont eux aussi de la meilleure eau. Difficile d’imaginer plus veule et lâche que le fantôche incarné par Andrew Foster-Williams. Son look clinquant entre en résonance avec un style de chant volontairement sophistiqué, qui contraste parfaitement avec les sorties abruptes de Hagen. Et il parvient à exister lors du trio qui clôt l’acte II, ce qui est toujours une gageure. La Gutrune d’Anett Fritsch est un enchantement : son timbre est comme un jaillisement d’eau pure, à l’image de son leitmotiv. Sa diction et sa façon de chanter pour toute la salle, jusqu’au dernier rang du quatrième balcon, annoncent une interprète wagnérienne dont il faudra retenir le nom. La Waltraute de Nora Gubisch révèle, comme toujours, un tempérament passionné et un engagement sans réserve. Si son récit glace le sang dans les moments de désolation et dans les graves, il faut reconnaître que les moyens font défaut dès que on passe au-delà du mezzo forte. L’Alberich de Scott Hendricks a semblé un peu boudé par le public au moment des saluts. A cause d’une petite faute de texte au début de sa scène ? C’est bien injuste, parce que le baryton a bien des choses à dire dans ce rôle, à commencer par un pouvoir d’insinuation et un timbre « visqueux » qui l’assimile à une vipère. La note du programme prétend mettre en valeur son côté humain, mais voilà bien un personnage que l’on adore détester. Les chœurs de La Monnaie prennent beaucoup de plaisir à occuper la scène, même si les mouvements de chorégraphie ne sont pas encore tout à fait au point, et que la polyphonie les amène parfois à se prendre les pieds dans le tapis. La présence et l’ardeur sont cependant là, et toute la seconde partie de l’acte II est électrisée par leur contribution.
Aucune représentation du Crépuscule des dieux ne peut prétendre à la perfection. Le nombre de facteurs qui interviennent est trop élevé. Wagner lui-même ne confiait-il pas : « après avoir inventé l’orchestre invisible, je voudrais inventer le théâtre invisible ». Mais compte tenu de toutes les limitations de l’entreprise, la proposition de Pierre Audi à Bruxelles s’impose comme un des plus beaux spectacles des dernières années, et clôt cette belle aventure de la plus éclatante manière qui soit. Une salle debout a salué l’équipe artistique et marqué bruyamment sa satisfaction que tant d’obstacles aient pu être surmontés.
Dominique Joucken | 7 février 2025
Le Crépuscule des Dieux à la Monnaie : et la lumière fut !
Pour diverses raisons, notamment techniques et financières, la direction de la maison d’opéra bruxelloise a décidé de changer d’équipe scénographique, à la mi-parcours de cette Tétralogie étalée sur deux saisons. Exit au printemps 2024 Romeo Castellucci, dont les projets pharaoniques pour Siegfried ou Götterdämmerung étaient techniquement impossibles à assumer dans les délais et budgets impartis : Pierre Audi, remarquable wagnérien – avec déjà un Ring amstellodamois à son actif – a donc repris le travail de mise en scène pour les deux derniers volets « humains, trop humains » du cycle. Si, à l’automne dernier, un Siegfried, parfois assez échevelé et un rien brouillon au fil de ses deux premiers actes, s’avérait plus qu’honorable au vu de cet agenda fatalement resserré, le metteur en scène a eu à l’évidence bien plus de temps – et de moyens ? – pour peaufiner sa vision du Crépuscule des Dieux, dans un souci assez flagrant à la fois d’ascèse minimaliste, de lumineux accomplissement et de cohérence rétrospective.
La vidéo liminaire et conclusive de Chris Kondek – des enfants réinterprétant le mythe fondateur germano-scandinave – permet le lien avec le volet précédent. De même, certains éléments des décors agissent tels de véritables leitmotive visuels – le rocher géométrique de Brünnhilde, la monumentale lance-laser fibrant l’espace, le bouclier géant déposé côté cour. Ailleurs, les costumes de Petra Reinhardt – notamment ceux des Nornes au prologue – établissent un lien ténu avec le travail de Castellucci dans Die Walküre.
Et, subliminalement, sont ainsi aussi convoquées quelques autres grandes références « modernes » (Wieland Wagner, Harry Kupfer) de la mise en scène bayreuthienne du Ring, avec la prédominance de la lumière comme vecteur expressif majeur.
Si la volonté de puissance, assez aveugle affrontement des forces supérieures du destin, est symbolisée par ces éléments de décors abstraits aux arêtes vives, signés Michael Simon, culminant au tableau de chasse du dernier acte, sa représentation philosophique – par les sublimes éclairages de Valerio Tiberi – tantôt tamisée et laiteuse – tout l’Acte I – tantôt irradiante et crue, résonne tel un sublime Fiat Lux! d’une beauté irréelle par la perfection de sa réalisation visuelle.
Sur le plan de la dramaturgie, Audi n’hésite pas, peut-être parfois de manière un rien abusive, à tordre le cou à certaines didascalies pour aménager, au fil de la trame très narrative de sa mise en scène, quelques « lacunes » ou « incohérences » (sic!) du livret… il est vrai le premier esquissé et le plus souvent retravaillé des quatre avant sa mise en musique tardive ! Ainsi au premier acte, les Gibichungen, Gunther et Gutrune semblent nourrir une passion quasi incestueuse, rappelant celle des Wälsungen dans la Walkyrie. Plus loin, lors du rapt de Brünnhilde, Siegfried, méconnaissable sous son heaume, est flanqué de Gunther dont il est censé avoir emprunté les traits. Au dernier acte, c’est Brünnhlde qui lors de la marche funèbre prend seule le deuil, pleure et, telle une Antigone nordique, revêt d’un linceul son défunt compagnon. C’est elle aussi qui relève le bras de Siegfried mort, et lui ôte alors l’Anneau maudit, dans la scène qui précède son immolation.
La conduite d’acteurs se veut aussi précise et efficace qu’émouvante dans son dépouillement intime, par exemple lors de la scène augurale du Prologue où les Nornes perdent le fil du Destin, ou encore au gré de la prémonitoire visite de Waltraute à sa sœur ou de la rencontre vraiment hagarde et inquiétante entre Alberich et son haineux « double » filial Hagen, avec aussi çà et là une pointe de légèreté voire d’humour ; mais elle garde aussi une implacable efficacité dramatique dans l’articulation des scènes de masse ou du grand trio final – si « grand opéra »- de l’Acte II – ou lors des froids et glaçants assassinats de Siegfried ou de Gunther aux derniers tableaux.
La Monnaie a assumé une grande continuité de distribution des rôles tout au fil de cette saga wagnérienne, à l’exception notable, ce soir, de celui de Siegfried. Magnus Vigilius qui incarnait la jeunesse et la force « brute » et intrépide du jeune héros au volet précédent est remplacé pour ce dernier volet par le ténor américain Bryan Register, habitué des rôles de heldentenor wagnérien, mais dont ce sont les débuts dans le rôle. Moins uniment affirmé, il incarne un personnage plus mûr et nuancé dans son humanité, mais aussi plus présent dans le grave de la tessiture, non sans une relative fragilité vocale délibérée dans l’aigu au gré des manipulations dont est victime son personnage « naïf », jouet d’une terrible machination.
La soprano suédoise Ingela Brimberg aura incarné avec le même bonheur les trois Brünnhilde de cette production. Par la diversité de l’expression dramatique, par sa malléabilité musicale, par une puissance vocale phénoménale, transcendante durant toute la scène finale, elle incarne triomphalement aussi bien la femme amoureuse jalousement blessée, que l’héroïne rédemptrice, par l’agapé quasi christique, d’une humanité en devenir.
Il convient d’associer à ce duo de choc le phénoménal Hagen de l’extraordinaire basse lituanienne Ain Anger – pratiquant l’ensemble des grands rôles de basses wagnériennes dans leurs divers registres expressifs – particulièrement impressionnant ce soir dans cette incarnation du Mal absolu : on ne peut qu’admirer cet art consommé de l’expression et de la conduite vocale, proportionnellement à la profonde antipathie engendrée par son personnage.
Le choix délibéré de Scott Hendricks, baryton plus que basse, mutait vocalement le rôle d’Alberich en double inversé de Wotan/Der Wanderer – au fil du Rheingold et de Siegfried. Il nous est apparu ce soir – peut-être parce que perché dans une position assez inconfortable au sommet d’un bloc monolithique – vocalement très en retrait et assez pâle pour sa seule apparition, la confrontation avec son fils, le ténébreux Hagen.
Après avoir été Donner dans le Rheingold à la Monnaie la saison dernière, Andrew Foster-Williams reprend le rôle de Gunther qu’il avait déjà abordé à la scène ailleurs voici neuf ans. Il apporte par une grand intelligence musicale, toute l’ambiguïté tant vocale que psychologique inhérente à ce personnage falot et dépassé par l’entreprise démoniaque de son demi-frère Hagen.
De même Anett Fristch après avoir été Freia dans l’Or du Rhin in situ, incarne une Gutrune quasi idéale, par une vocalité quasi mozartienne, « femme fatale » malgré elle. Elle séduit à la fois par l’homogénéité de sa voix sur toute la tessiture, son sens éprouvé du legato et son ardente et magnétique présence scénique.
Après avoir été une Erda un rien timide (Rheingold) et beaucoup plus dans son élément au troisième acte de Siegfried, Nora Gubisch est une impeccable Waltraute, à la fois sensible et émouvante par la profondeur chaude et presque gutturale de son timbre. Sa belle projection vocale convient ici à merveille au récit de cette Walkyrie déboussolée tant par les hantises mortifères de Wotan ainsi narrées que par la morgue distante affichée, comme seule réponse, par Brünnhilde.
On retrouve à l’orée du troisième acte, avec beaucoup de plaisir, deux des trois Filles du Rhin (les parfaites Jelena Kordic et Christel Loetzsh) qui figuraient déjà au générique du Rheingold. Nouvelle venue, la soprano Tamara Banjesevic prête sa voix lustrale et diamantine à Woglinde. Toutes trois sont irrésistiblement crédibles en naïades au gré de la chorégraphie très aquatique et très natation synchronisée de Pim Veulings.
De même, pour la seule scène liminaire, sont réunies en Nornes, Marvic Monreal, Iris van Wijnen et Katie Lowe, toutes trois rompues au répertoire wagnérien et de parfaite connivence au gré de leur courte mais si symbolique et décisive apparition.
Pour leurs seules interventions ponctuelles au cours de ses quinze heures d’opéra, les chœurs (masculins) de la Monnaie – excellemment préparés par Emmanuel Trenque – sont irréprochables de santé vocale et de présence virile au fil des deux derniers actes.
Mais le grand triomphateur de toute l’entreprise et en particulier, pour cette ultime Journée est incontestablement Alain Altinoglu. Le chef français, aux profondes affinités wagnériennes, a incontestablement le sens de la continuité discursive et du rebond dramatique tout au long de ce long dernier volet. Son sens de la couleur et de la nuance tire sans doute Wagner vers ses héritiers hexagonaux et en premier lieu Debussy -impossible de ne pas songer par moment à Pelléas. Mais surtout, par une grande acuité de l’éclairage polyphonique, Alain Altinoglu restitue avec une merveilleuse évidence, les métamorphoses et surtout les ambigus entrelacements de tous les leitmotive, nouveaux ou déjà entendus pour en magnifier la portée, musicale mais aussi narrative ou symbolique. On repense ainsi, par le truchement de cette direction très analytique, dans une certaine filiation boulézienne, au-delà de sa chtonienne efficacité dramaturgique, plus d’une fois à l’aphorisme paradoxal de Nietzsche ( « Wagner est un maître de la miniature »), par le ciselé de chaque motif. Il faut associer à cette réussite l’Orchestre symphonique de La Monnaie, dont les pupitres auront, au fil de ce long périple, montré de plus en plus de connivence avec cet univers musical si singulier. Si tous les musiciens sont à féliciter – les cordes cornaquées par la Konzertmeisterin Sylvia Huang, les quatre (!) harpes, une petite harmonie fiévreuse et piquante, des cuivres rutilants – mentionnons en particulier un flamboyant pupitre de cors et de stierhorns, avec en particulier, depuis les coulisses, en « double » instrumental du héros Siegfried, le fringant et brillantissime Jean-Pierre Dassonville.
La Monnaie offre donc avec ce Götterdämmerung, une de ses réussites majeures de ces dernières saisons, tant par l’accomplissement de la réalisation musicale que par la réussite visuelle de sa mise en scène touchant, par la beauté de ses éclairages, au sublime.
Benedict Hévry | 19 février 2025
Wird eine Welt ohne Götter eine bessere Welt sein?
Das erste “Bravo” donnert noch in den zart verklingenden Schlussakkord hinein. Dabei wären ein paar Sekunden der Ruhe durchaus angemessen gewesen nach einem musikalisch bewegenden Abend. Aber wer der Erste sein will, muss eben Flexibilität zeigen. Das Brüsseler Publikum feiert den Dirigenten Alain Altinoglu und das insgesamt sehr gute, an ein paar (prominenten) Stellen unkonzentrierte Orchester zu Recht. Gehört hat man eine lyrisch fließende, unpathetische Götterdämmerung, die vielleicht hier und da mehr dramatische Schärfe haben dürfte, aber sehr schön gesanglich ausmusiziert ist. Die Abstimmung mit dem ausgezeichneten Ensemble auf der Bühne ist nahezu perfekt, nichts wird zugedeckt, niemand muss schreien. Der Trauermarsch kommt spannungsvoll federnd daher, Siegfrieds Rheinfahrt gelingt kokett schillernd. Im Finale darf das Erlösungsmotiv schwelgerisch strömen. Bei allem Drama bleibt eine gewisse Leichtigkeit erhalten.
Das passt zum Regieansatz von Pierre Audi, der wie schon im Siegfried eine fast kindliche Perspektive einnimmt und die Geschichte als Märchen erzählt. Dazu blendet er zu Beginn der einzelnen Akte und auch zu den letzten Tönen des Abends Videoprojektionen (Chris Kondek) von Kindern ein, die die Geschichte zeichnen oder in einfachen Kostümen nachspielen. Auf der Bühne (Michael Simon) sieht man eine abstrakte Landschaft aus geometrischen Elementen. Objekte, die wie Meteoriten oder wie zerknülltes Blech aussehen, hängen (wie im Schlussbild von Siegfried, womit eine Kontinuität der Handlung gegeben ist) von der Decke. Zerknülltes Blech im Hintergrund suggeriert eine Gebirgskette. Zwei kupferfarbene Mauern werden variabel verschoben. Eine Fantasielandschaft also ohne konkrete Bezüge zur Gegenwart oder einer näher bestimmbaren Vergangenheit.
Im ohnehin von Wagner märchenhaft angelegten Siegfried hatte das gut funktioniert. In der komplexeren Götterdämmerung, in der die einzelnen Erzählfäden der vorangegangenen Teile des Ring des Nibelungen zusammengeführt werden müssen, erweist sich diese bewusst naive Erzähltechnik als problematischer. Wer zum Beispiel sind diese Gibichungen, in deren Hof Siegfried hineinstolpert und prompt zum Verräter wird? Die eleganten, in ihrer Schlichtheit abstrakten, durch perfektes Make-Up und durchgestalteten Frisuren ziemlich heutigen Kostüme von Gutrune und Gunther verweisen dann doch auf unsere Gegenwart (Kostüme: Petra Reinhardt). Anett Fritsch mit dunkel samtigem Sopran und Andrew Foster-Williams mit hell strahlendem Bariton verleihen diesem offensichtlich inzestuös verbundenen Geschwisterpaar bestechende Präsenz. Sie könnten die Stars jeder Brüsseler Party sein. Dem Hagen gibt Ain Anger stimmlich wie szenisch beängstigende Wucht. Zunächst im kuttenartigen schwarzen Umhang, später in einem animalisch anmutenden Oberteil mit Zotteln, zuletzt mit entblößtem Oberkörper und schwarzer Hose und Stiefeln gibt er den Prototyp des Bösen ab, wobei er zunehmend in die Gegenwart rückt. Der Regieansatz ist zwingend, droht aber die Märchenwelt zu sprengen.
In der bewegen sich noch die Nornen (stimmlich einzeln wie im Trio fabelhaft: Marvic Monreal, Iris Van Wijnen und Katie Lowie) in kokonartigen Gewändern. Die Rheintöchter (stimmlich nicht minder beeindruckend: Tamara Banješević, Jelena Kordić und Christel Loetzsch) räkeln sich zunächst mit Badekappe und Schwimmflossen, bevor sie eindrucksvolle riesige Kleider anlegen. Hier fehlt der erkennbare Bezug zum Rheingold (zur Erinnerung: Pierre Audi übernahm die Inszenierung erst nach der Walküre von Romeo Castellucci; zu den Hintergründen mehr in unserer Rezension zu Siegfried). Waltraute (mit schönem Piano, aber im Forte angetrengt: Nora Gubisch) erscheint wie ein großer Vogel, aber ihre lange Erzählung vom bevorstehenden Ende der Götter steht ohne ein Wissen um das Wesen dieser Götter im leeren Raum. Scott Hendricks gibt bei seinem kurzen Auftritt dem Alberich gespenstische Unheimlichkeit.
Ein paar inhaltliche Leerstellen bleiben, die auch von der überzeugenden Personenregie nicht gefüllt werden können. Dazu gehören Hagens “Mannen”, die zepterartige Stäbe in den Händen halten und sich synchron bewegen, was nicht gut gelingt und daher oft unfreiwillig komisch aussieht (Choreographie: Pim Veulings). Gesanglich sind die Herren des Opernchores zum Glück viel akkurater (Einstudierung: Emmanuel Trenque). Ein echtes Trinkhorn als Requisit wirkt reichlich antiquiert. Immer wieder taucht ein riesiger leuchtender Speer auf – eigentlich ein Symbol von Wotans Macht und als solches im dritten Siegfried-Akt bedeutungsschwer zerschlagen. Da bewegt sich die Inszenierung im vornehmlich dekorativen Bereich, immerhin wegen der beeindruckenden Beleuchtung schön anzusehen (Licht: Valerio Tiberi). Was der Untergang der Götter bedeutet, bleibt ebenso offen wie die Frage, wofür diese Götter eigentlich stehen. Am Ende sieht man in erster Linie das Individualdrama von Siegfried und Brünnhilde.
Bryan Register singt den Siegfried mit nicht zu hellem, durchsetzungsfähigem Tenor, keine ganz schwere Stimme und nicht allzu charismatisch, aber mit Strahlkraft in der Höhe und auch zu leisen Tönen fähig, ohne an Substanz zu verlieren. Der Star des Abends aber ist (neben dem Hagen von Ain Anger) die Brünnhilde von Ingela Brimberg, die mit leuchtendem, intensivem und immer schön ausgesungenem Sopran beeindruckt. Im bewegenden Schlussmonolog entsagt sie der Welt und überlässt Hagen den Ring. Es ist bei Pierre Audi dann Sache der Rheintöchter, für ein gutes Ende zu sorgen. Zuletzt sieht man wieder Einblendungen der Kinder. Denen mögen wir doch bitte die Welt in einem halbwegs ordentlichen Zustand hinterlassen, so darf man die ein wenig schlichte Botschaft deuten. Und man fragt sich, welche Bilder wohl Romeo Castellucci für dieses Weltende mit Neuanfang gefunden hätte.
FAZIT
Musikalisch bietet diese hochklassige Götterdämmerung ein furioses Ring-Finale. Pierre Audis schön anzusehende Inszenierung bleibt recht unverbindlich.
Stefan Schmöe | rezensierte Aufführung: 15. Februar 2025

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A production by Pierre Audi (2025)
Also available as video
This recording is part of a complete Ring cycle.