Lohengrin
Heinrich der Vogler | Timo Riihonen |
Lohengrin | Michael Spyres |
Elsa von Brabant | Johanni van Oostrum |
Friedrich von Telramund | Josef Wagner |
Ortrud | Martina Serafin |
Der Heerrufer des Königs | Edwin Fardini |
Vier brabantische Edle | Jean-Noël Teyssier |
Nicolas Kuhn | |
Fabien Gaschy | |
Young-Min Suk |
Michael Spyres en Lohengrin plus musical que théâtral à Strasbourg
Après des Berlioz de classe internationale, l’Opéra national du Rhin fait à nouveau l’événement dans une nouvelle production wagnérienne avec la prise de rôle de Michael Spyres en Lohengrin, l’Elsa renommée de Johanni Van Oostrum ainsi que la direction d’Aziz Shokhakimov.
Le ténor Michael Spyres est un incroyable caméléon. Son ambitus de trois octaves, sa technique transcendante et fruit d’une profonde réflexion sur son art, sa curiosité insatiable lui ont permis d’aborder avec une constante réussite tant le baroque que l’opera seria du XVIIIᵉ siècle, le bel canto romantique italien et le grand opéra français de la première moitié du XIXᵉ. Plus récemment, il a encore élargi ce répertoire vers des rôles plus lourds et même visité la tessiture de baryton comme en témoignent ses albums Baritenor puis Contra-Tenor. Strasbourg se souvient encore de son magistral cycle Berlioz, aux cotés de Joyce DiDonato et John Nelson à la direction, inauguré en 2017 par des Troyens de référence. L’univers wagnérien le tentait depuis longtemps mais il a attendu de mûrir et de développer sa voix avant de l’oser sur scène. Et c’est à Strasbourg encore qu’il offre sa première prise de grand rôle intégrale (il a chanté Erik dans Le Vaisseau Fantôme à Hambourg fin 2023), tandis que Warner vient de sortir son passionnant album In the Shadows, où il explore la filiation wagnérienne depuis Méhul en passant par Rossini, Meyerbeer ou le rare Marschner, et que Bayreuth l’annonce en Siegmund l’été prochain.
Très bien préparé et ultra concentré, Michael Spyres propose un Lohengrin différent mais non moins intéressant. Le timbre plutôt clair mais opulent et superbement projeté convient parfaitement à son personnage venu d’ailleurs et mystique, un peu à la manière de Klaus Florian Vogt qui en a fait un de ses rôles favoris. La parfaite homogénéité des registres, l’incroyable contrôle du souffle assurent une tenue des lignes et un legato superbes ainsi qu’une diction d’une totale intelligibilité. L’aigu en voix mixte appuyée lui autorise des nuances et des subtilités inouïes mais se montre un peu limite en puissance et en métal héroïque face aux tutti orchestraux (les ensemble finaux des deux premiers actes par exemple). Au passif, l’incarnation du personnage est encore peu dessinée, corollaire d’une attention tournée surtout vers le chant, de la prudence compréhensible pour une première et surtout d’une direction d’acteurs aux abonnés absents, nous y reviendrons.
Pour l’événement, l’Opéra national du Rhin aligne une distribution de niveau international. L’Elsa de Johanni Van Oostrum, entendue notamment à Paris en début de saison, a acquis une incontestable notoriété. Puissance adéquate, luminosité du timbre, liberté et clarté des aigus, incarnation d’une féminité irradiante concourent en effet à un portrait complet et très séduisant de l’héroïne. En Telramund, Josef Wagner met un peu de temps à se chauffer mais offre lui aussi puissance, intensité et véracité au rôle d’un timbre manquant peut-être d’un peu de noirceur. Anaïk Morel ayant dû renoncer au rôle d’Ortrud « pour raisons de santé », c’est Martina Serafin qui la remplace avec toute la véhémence et le venin nécessaires en dépit d’aigus devenus très acides et tendus. Timo Riihionen campe un magnifique Henri l’Oiseleur de sa voix de basse somptueuse et aux graves sonores tandis que Edwin Fardini donne un relief rare au rôle du Hérault par son émission puissante, sa qualité vocale et son engagement. Comme il en a l’habitude, l’Opéra national du Rhin a distribué les rôles moins décisifs des Nobles et Dames brabançonnes à de jeunes chanteurs en formation dans son Opéra Studio ; tous se montrent à la hauteur de l’enjeu.
A la tête d’un Orchestre philharmonique de Strasbourg très engagé, Aziz Shokhakimov déploie toute la magnificence et la puissance de l’orchestration wagnérienne avec sa direction très active mais toujours en phase avec les chanteurs. La plénitude des tutti , à laquelle participe la spatialisation des trompettes dans les loges latérales et à la corbeille, alterne avec le soin apporté aux couleurs instrumentales parfaitement mises en évidence. Le Chœur de l’Opéra national du Rhin associé au Chœur d’Angers Nantes Opéra réalise lui aussi une impressionnante performance.
Comme le montre son intervention dans le programme de salle, le metteur en scène Florent Siaud a nourri sa réflexion sur Lohengrin d’une ample culture littéraire et philosophique. Il y voit l’impasse d’une société qui cherche son unité dans le nationalisme, l’unanimisme politique dogmatique et quasi mystique, le bellicisme envers tout ce qui lui est étranger. Lohengrin est un de ces nombreux « sauveurs improbables » qui ont émaillé l’Histoire et souvent pour le pire tandis qu’Elsa, Telramud et Ortrud incarnent le libre arbitre et la capacité à questionner, que toutes les dictatures cherchent à éliminer. Mais au final, que voit-on sur scène ? Dans le décor ruiniforme inspiré par la Grèce antique de Romain Fabre évolue une assemblée d’allure sectaire, vêtue d’uniformes militaires aux longs manteaux comme ceux du XIXᵉ siècle, bleus pour les partisans du roi et de Lohengrin, noirs pour les contestataires Telramund, Ortrud et leurs rares adeptes. Un monde totalitaire où les opposants sont éliminés par pendaison et les idées par autodafé des livres. Un monde sclérosé où apparaît Lohengrin tel un deus ex machina en moine mystique avant de revêtir à son tour le costume guerrier.
L’esthétique choisie, les lentes processions du chœur et leur placement géométrique, la lourde symbolique des multiples croix transformées en poignards ou ornant les épées nous ramènent à un siècle en arrière de mise en scène wagnérienne, bien avant la révolution de Wieland Wagner à Bayreuth. La faible direction d’acteurs, qui se contente de régler les mouvements sans travailler sur les corps et les expressions, transforme les personnages en statues hiératiques et contraint les chanteurs aux poses stéréotypées. De l’analyse pertinente suscitée, presque rien ne transparaît dans le travail scénique. Quant au livret, il n’est qu’illustré. Durant le prélude, Elsa observe avec son frère et ses jeunes amis la constellation du Cygne (!) à la lunette puis il disparaît (elle ne retrouve que sa cuirasse moyenâgeuse) pour réapparaître à la toute fin en nouveau sauveur. C’est bien peu…
C’est donc avant tout pour sa très haute qualité d’interprétation musicale que ce Lohengrin a su convaincre et suscité une rare standing ovation du public strasbourgeois. Pour la petite histoire, on y a noté la présence du directeur de l’Opéra national de Paris Alexander Neef. Pour une future incarnation wagnérienne de Michael Spyres à Paris ?
Michel Thomé | 12 mars 2024
Lohengrin placé sous la Constellation du Cygne à l’Opéra national du Rhin
Au terme de trois décennies d’absence, Lohengrin de Richard Wagner renoue avec la scène de l’Opéra du Rhin et Strasbourg à l’occasion de la prise de rôle et des débuts Wagnériens de Michael Spyres placés sous la baguette d’Aziz Shokhakimov et au sein d’une mise en scène signée Florent Siaud.
Durant le Prélude, la toute jeune Elsa -placée devant le rideau de scène- observe ici avec un grand télescope la brillante Constellation du Cygne et ses étoiles disposées en forme de croix. Un peu à la manière de Senta dans Le Vaisseau fantôme, elle parcourt les pages d’un livre qui semble comme l’enivrer. Son jeune frère Gottfried et les amis de ce dernier ne portent qu’un intérêt minime aux exaltations d’Elsa et se dispersent rapidement. Cette dernière reste seule avec ses rêves et ses aspirations intimes.
Le premier acte voit alors Elsa devenue jeune femme en proie désormais aux réalités du monde et à ses diffamations. Florent Siaud et ses collaborateurs -Romain Fabre pour les décors, Jean-Daniel Vuillermoz pour les costumes rattachés pour la plupart au monde actuel en déclinaison de bleus et de noirs, Nicolas Descoteaux pour les lumières et Eric Maniengui pour les vidéos qui alignent des gros plans de chanteurs-, ont choisi d’évoquer les anciennes cités démocratiques grecques, ici quelque peu réduites à l’état de ruine.
La référence aux lectures sur la Grèce Classique de Richard Wagner durant la composition de l’ouvrage, et les influences subies apparaissent de fait patentes. Une frise à l’antique domine le décor du premier acte tandis que la statue de la Vénus de Milo s’inscrit dans la géométrie globale de l’acte 3. Le deuxième acte pour sa part voit le clan du paganisme constitué d’Ortrud et de Telramund en chefs de file continuer à ourdir des plans machiavéliques au sein d’un décor sombre et lugubre, dominé par plusieurs pendus, et s’étendant aux pieds du balcon d’Elsa. Avec leur pauvre valise et leurs dépouilles, ils apparaissent comme certes affaiblis, mais pas encore totalement vaincus.
Florent Siaud offre une ainsi vision calibrée de l’ouvrage, finalement raisonnable de forme et de ton, comportant de fort beaux moments esthétiques, mais aussi quelques longueurs notamment ressenties lors du duo terrible Elsa/Ortrud de l’acte II statique et manquant de puissance expressive. Les déplacements des différents protagonistes mais aussi des chœurs apparaissent maîtrisés et bien étudiés au détriment toutefois des circonvolutions du drame qui se joue.
Le grand mérite de ce spectacle est d’offrir au spectateur des clés immédiatement identifiables, en s’appuyant délibérément sur le texte et la musique de Wagner sans chercher à dériver outre mesure. Florent Siaud accentue pour autant le côté mystique du personnage de Lohengrin, sorte de moine-guerrier venu sur terre certes par amour, mais aussi pour élever les âmes.
La prestation de Michael Spyres s’imprègne de cette approche, offrant une vision presque rédemptrice de Lohengrin. La voix dans toute sa clarté et sa luminosité accentue cette impression. Dominant avec une aisance confondante toute la tessiture du rôle, Michael Spyres fait valoir pour cette prise de rôle une voix éclatante jusque dans les aigus les plus appuyés et d’une remarquable longueur, avec un soin presque éperdu accordé au legato et au phrasé. Le troisième acte notamment emporte l’auditeur vers les nuages, tant son interprétation du Chevalier au cygne bouleverse par sa plénitude tant vocale qu’émotionnelle. Le récit du Graal atteint avec lui une dimension presque ésotérique !
À ses côtés, Johanni van Oostrum, déjà entendu dans le rôle d’Elsa à l’Opéra Bastille en septembre et octobre dernier, fait entendre une voix de soprano attachante, peu ronde toutefois. Comme à Paris, un voile léger semble recouvrir le timbre et les aigus forte souffrent d’une sorte de rupture avec le reste de la voix. Le personnage incarné s’avère pour sa part sensible et justement exalté.
Après une carrière déjà longue consacrée aux rôles les plus escarpés du répertoire, Martina Serafin -qui remplaçait un peu en dernière minute Anaïk Morel malheureusement souffrante- semble maintenant se diriger vers les rôles de caractère comme celui d’Ortrud abordé tout dernièrement à l’Opéra d’Amsterdam. Si le personnage s’avère parfaitement caractérisé dans ses basses manœuvres ou ses aspects vipérins, la voix toujours sonore fait désormais valoir un vibrato trop souvent accentué et des aigus par trop stridents, sinon proches du cri.
Avec des moyens très solides et toute la noirceur attendue, le baryton-basse Josef Wagner campe un Telramund fort convaincu, totalement manipulé par son épouse Ortrud au même titre qu’un autre ambitieux, Macbeth.
Timo Riihonen possède toutes les caractéristiques des basses issues du nord de l’Europe -ici la Finlande- pour incarner un Heinrich der Vogler imposant : forte projection de la voix en salle, caractérisation complète du personnage, couleurs sombres et d’une profondeur insigne.
Dans la partie somme toute importante réservée au Hérault, Edwin Fardini fait merveille. Sa voix de baryton affirmée et dotée d’un timbre mordoré, longue et autoritaire, donne tout son caractère à ce personnage qu’il aborde pour la première fois.
Les interventions des Nobles et des Dames brabançons ont été confiées avec pertinence à des artistes issus du Chœur de l’Opéra National du Rhin tous très en place. Ce dernier-renforcé par le Chœur d’Angers-Nantes Opéra et guidés par Hendrik Haas et Xavier Ribes leur chef respectif-, fait preuve d’une cohésion et d’une efficacité dramatique qui rend pleinement justice aux parties exigeantes dévolues aux phalanges chorales par Richard Wagner.
Dès le prélude abordé en un jeu subtil et comme en état d’apesanteur par un orchestre superlatif, celui de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, la messe est dite. Aziz Shokhakimov dirige Lohengrin avec générosité et une théâtralité de chaque instant, tout en assumant les côtés grand opéra de cette partition et de cet ouvrage encore romantique, situé à la croisée des chemins pour le compositeur allemand.
José Pons | 11/03/2024
Michael Spyres : du disque à la scène
La démonstration est désormais achevée, et de quelle manière ! La déambulation chronologique à laquelle Michael Spyres nous invitait dans son dernier album récital, qui tissait tous les liens stylistiques et interprétatifs dans de grandes pages du répertoire belcantiste et romantique en droite ligne vers Wagner, trouve à Strasbourg un incarnation tout à fait convaincante. Balayées les interrogations autour de l’endurance du ténor américain, sorti du confort du studio ! Le Lohengrin qu’il propose s’avère vitaminé dans tous les sens du terme : puissance confortable, projection irréprochable, legato et souffle qui rafraîchissent l’interprétation wagnérienne. Bien entendu, le cocon de l’Opéra national du Rhin et l’œuvre elle-même sont des choix judicieux pour tenir le pari. On ne va pas bouder son plaisir d’entendre un chevalier du Graal ainsi gorgé de nuances et dont les affects épousent les scènes. Que Lohengrin tempête, pavoise ou courtise, Michael Spyres lui prête la juste voix. A ses côtés, Edwin Fardini se fait remarquer en héraut stentor, quand Timo Riihonen donne à Heinrich des accents paternels bienvenus (malgré une prononciation allemande exotique). Josef Wagner déçoit quelque peu après son Barak lyonnais superlatif en début de saison. Il faut dire que Telramund mobilise davantage le spectre supérieur de son ambitus et représente une tout autre écriture rythmique. Toutefois, le baryton déploie toujours une ligne élégante qui demande à gagner en robustesse et en noirceur.
Las, le plateau féminin ne se hisse pas à la même hauteur. Johanni van Oostrum reçoit des éloges réguliers depuis son apparition dans le rôle à Munich. On s’interroge aujourd’hui : le chant est monotone et le portait sommaire. Son Elsa, dépeinte comme une petite chose fragile, n’évolue guère pendant les deux premiers actes. Il faut atteindre la folie du dernier duo pour distinguer de nouvelles facettes au personnage. A ce portrait sommaire s’ajoutent de menus défauts : l’aigu parfois bas, les attaques quasi systématiquement prises par en dessous. Martina Serafin remplace certes à la dernière minute. Pourtant les problèmes qu’elles rencontrent ne découlent pas d’un défaut de mise en place ou à des repères non mémorisés. Après des années à chanter des rôles lourds pour ses moyens vocaux (Isolde, Brunnhilde), la voix a achevé de s’acidifier, les aigus de vibrer. Si Ortrud peut tomber aussi bien dans le gosier d’un grand mezzo que d’un soprano à l’ambitus généreux, Martina Serafin ne répond aujourd’hui ni à l’une ni à l’autre catégorie et semble chanter le rôle comme un pis-aller. Il reste un art salutaire du sprechgesang et un engagement scénique d’autant plus remarquable que la production s’avère quasi dépourvue de direction d’acteur.
Ce n’est pas le seul problème dont souffre la proposition de Florent Siaud. On cherche encore le point de vue ou l’angle. L’œuvre est encapsulée entre deux pantomimes où Elsa et son frère observent les étoiles et les constellations. Le décor, unique et pauvre en options scénographiques, évoque une antiquité néo-classique décatie, que des soldats à l’uniforme 20e siècle viennent habiter. On brûlera quelques livres au passage sans que ce geste ne soit développé. On aurait juste pu conclure à un travail inachevé. Mais montrer une forme de fascisme sur une scène et ne rien en faire s’avère pour le moins léger.
On terminera sur une note bien plus positive concernant la direction d’Aziz Shokhakimov. Le directeur musical jouit de la préparation irréprochable de son orchestre. Celui-ci réunit deux caractéristiques a priori antinomiques : homogénéité et transparence. Quel plaisir d’entendre aussi clairement l’architecture harmonique wagnérienne, d’autant que cette démonstration n’est en rien de l’ostentation et, bien au contraire, vient soutenir un discours musical tendu, résolument théâtral. Le chef se délecte dans des pages orchestrales au rubato généreux, maintient la cohésion au seins des chœurs (un rien en sous-effectif malgré le support des forces nantaises) mais doit encore trouver le bon réglage entre la scène et le plateau. Gageons que cet art du détail au service du tout trouvera toute son ampleur au cours de la série.
Yannick Boussaert | 12 mars 2024