Tristan und Isolde
Philippe Jordan | ||||||
Choeurs et Orchestre de l’Opéra National de Paris | ||||||
Date/Location
Recording Type
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Tristan | Robert Dean Smith |
Isolde | Violeta Urmana |
Brangäne | Janina Baechle |
Kurwenal | Jochen Schmeckenbecher |
König Marke | Franz-Josef Selig |
Melot | Raimund Nolte |
Ein junger Seemann | Pavol Breslik |
Ein Hirt | Pavol Breslik |
Steuermann | Piotr Kumon |
Es ist der Abend des Dirigenten und seines Orchesters – diese TRISTAN-Musik fährt ein wie eine rätselhafte Droge mit beinahe unbeschreiblichem Suchtpotential!
Philippe Jordan und das so wunderbar rein und einfühlsam aufspielende Orchestre de l’ Opéra national de Paris lassen aus dem Graben Klänge erklingen, welche ein ganzes Universum zu umfassen scheinen. Nur schon das Vorspiel zum ersten Akt ist ein Traum. Ein Traum an Nuancen, Steigerungen, Zärtlichkeit und tief empfundenem Weh. Die schmerzvollen Reibungen des Tristan-Akkordes, das mit grandioser Steigerung zum orgiastischen Höhepunkt führende crescendo, die subtilen Abstufungen des Zurückgleitens, Versinkens, das alles wird mit einer Feinfühligkeit herausgearbeitet, welche einen vollkommen in ihren Bann schlägt, in den Strudel der Gefühle hineinzieht – unentrinnbar, Seele und Geist werden eins. Und immer bleiben Jordan und sein Orchester Diener der Partitur, des Empfindens, die musikalische Schilderung wird nie zum protzenden Selbstzweck, es herrscht eine schlichte, tief empfundene Ehrlichkeit – ein Wagner, der nie pastos, dick und schwülstig wirkt, sondern entschlackt, transparent, aber nicht dünn! Grandios!
Auf diesem feingewobenen musikalischen Teppich können sich die Stimmen der wunderbaren Sängerinnen und Sänger entfalten, aufblühen, wieder darin verschmelzen, ohne je forcieren zu müssen. Violeta Urmana glänzt in der Rolle der Isolde mit einer herrlichen Mittellage, wohlklingend, satt klingend und nie hysterisch werdend. Auch wenn einige der wenigen hohen Töne hart erkämpft (aber sicher erreicht!) erscheinen mögen, ist und bleibt sie eine souverän gestaltende Isolde, wunderbar entrückt in ihrem Schlussgesang. Robert Dean Smith kommt das feinfühlige Dirigat besonders entgegen, da der Sänger nicht über eine überdimensioniert heldische Stimme verfügt. Ich persönlich habe den hellen, klaren und vor allem textsicheren Tenor (!) von Dean Smith noch nie besser gehört (im wörtlichen Sinne!) als an diesem Abend: Sein vortreffliches Legato, die eleganten Phrasen, die wunderbare Harmonie mit Urmana im zweiten Akt. Dass sein überlanges Lamento im dritten Akt etwas ermüdet und ermüdend wirkt, ist auch Wagners Schuld … . Janina Baechles Brangäne ist ein Ereignis: Mit warmer Stimme, gibt sie die besorgte Vertraute Isoldes, überaus textverständlich artikulierend und geschmeidig phrasierend im ersten Akt, unglaublich zart intonierend in ihrem (leider von Wagner viel zu kurz komponierten) Einsam wachend im zweiten Akt. Der Kurwenal von Jochen Schmeckenberger ist schneidend forsch in seiner Verspottung Isoldens und sich mit anrührendem Gesang um seinen Herrn Tristan kümmernd im dritten Akt. Franz-Josef Seligs König Marke vervollkommnet das Quintett der exzellenten Protagonisten: Mit schlichter, aber eindringlicher Gestaltungskraft macht er den Monolog Markes zu einem spannenden Psychogramm einer gescheiterten Männerfreundschaft, ein Scheitern, welches in ihm tiefe Enttäuschung auslöst. Hervorragend! Raimund Nolte lässt als klarstimmiger Melot ebenso aufhorchen wie Pavol Bresliks luxuriöses, bronzenes Timbre als junger Seemann im ersten und als Hirte im dritten Akt.
Die Vorspiele zu den Akten wurden (zum Glück) bei geschlossenem Vorhang gespielt. So konnte man total in die Musik eintauchen, sich seine eigenen Bilder schaffen, sich den Emotionen hingeben. Sobald sich der Vorhang öffnet, wird das naturgemäss schwieriger. Peter Sellers hat ja eigentlich vor dem TRISTAN kapituliert und stellt anstelle einer Inszenierung eine Installation mit den Videokreationen von Bill Viola zur Diskussion. Da die Filmsequenzen Violas ja ziemlich konkret sind, wird das Empfinden des Zuschauers für meinen Geschmack dadurch zu stark gegängelt und lässt (im Gegensatz etwa zu Bob Wilsons verrätselten Abstraktionen) wenig Raum für eigene Assoziationen. Die Personen bewegen sich in schwarzen Gewändern auf engem, schwach ausgeleuchtetem Raum vor der gigantischen Leinwand, gleich einer antiken, auf minimalistische Gesten reduzierten Tragödie. Das Auge der Zuschauer jedoch wird von den Bildern auf der Leinwand gefesselt und stark geführt. Einige dieser Sequenzen sind tatsächlich von hoher Suggestionskraft, andere hingegen wirken auf mich schlicht zu banal. (Es ist auch schwierig, für vier Stunden reiner Musik immer auch gleich passendes Bildmaterial zu haben … .) Diese Verweigerung einer aussagekräftigen Inszenierung, welche durchaus auch mal provozieren und Stellung beziehen darf, ist für mich als Experiment akzeptabel, muss aber nicht unbedingt Schule machen.
Isolde sans Tristan
Après la minute de silence en hommage à Gerard Mortier, le Prélude de Tristan semble surgir du néant, plus émouvant que jamais. Il est vrai que Philippe Jordan est en grande forme, bras souple, direction fluide, très pensée aussi, qui tend l’arc. Une approche classique, refusant tout excès dans l’éruption, jamais neutre pour autant, jouant admirablement sur les timbres, en complicité avec un orchestre magnifique. A peine lui manque-t-il la sensualité de la nuit d’amour au deuxième acte, ses frémissements impressionnistes – là où un Salonen se montrait inimitable. La scène est à l’unisson de la fosse… à une exception près, de taille. Robert Dean Smith, en effet, ne passe pas la rampe et ce Tristan stylé, si humain, fait de plus en plus pâle figure. Ses confrères attendent souvent le troisième acte pour se révéler : lui s’y perd, l’orchestre ne pouvant à lui seul prendre en charge le délire du héros, si bien qu’on éprouve une étrange impression de vide.
Cela déséquilibre le couple, d’autant plus que Violeta Urmana, dont on craignait le pire après sa Leonora de La Force du destin, sa Santuzza et sa Gioconda, crée une fort heureuse surprise. Si la voix reste stridente, surtout dans l’aigu, elle a retrouvé une certaine homogénéité, tient bon jusqu’à un très beau Liebestod. A défaut de révéler, elle aussi, toute la sensualité lovée dans les phrases de la reine d’Irlande, la soprano lituanienne parvient à assouplir son émission pour les épanchements amoureux, alors que les éclats de colère lui arrachent des accents d’une violence ravageuse. La rondeur, la chaleur du timbre, on les trouve chez Janina Baechle, Brangaine insidieuse et protectrice, rien moins que sorcière ou maquerelle, qui déploie son mezzo en Liedersängerin sachant le poids des mots. Jochen Schmeckenbecher, lui, tranche sur les reîtres chenus que sont souvent les Kurwenal : avec une belle voix, un beau phrasé, l’écuyer a plus de noblesse que de rudesse. La noblesse, le roi Marke de Franz-Josef Selig l’incarne plus que jamais, dans le legato de sa plainte murmurée d’une voix encore mordorée. Quant au Marin et au Pâtre de Pavol Breslik, remplaçant Stanislas de Barbeyrac, c’est du luxe.
La mise en scène de Peter Sellars séduit toujours par l’éloquence de sa sobriété, son statisme habité – les marins, le Pâtre et le cor anglais placés en haut dans les loges continuent aussi de produire leur effet, comme l’arrivée de Marke, à la fin du premier acte, dans la salle inondée de lumière. Peu de gestes, mais forts, signifiants, pour des rapports d’autant plus complexes entre les personnages que Marke et Tristan ont une relation amoureuse – que la dernière reprise avait supprimée. Des carrés de lumière suffisent à créer un décor dans une pénombre éclairée par les vidéos contestables de Bill Viola. Va pour la mer – Tristan, après tout, est une traversée – comme élément primordial, dont le héros éprouve la nostalgie : au moment du duo d’amour, un jeune couple disparaît dans les flots. Va pour la forêt où l’on chasse à l’homme avec des torches. Mais pourquoi cet étrange rituel d’initiation au premier acte ? On se lasse aussi de ces corps immergés. Tout semble répétitif, systématique, ne s’inscrit pas si bien dans le temps musical, ni dans l’épure voulue par le metteur en scène, qui élude même le duel entre Melot et Tristan, ici suicidé dans le dos. Finalement, la vidéo distrait, affaiblit même le propos. La mise en scène lui est-elle si indissolublement liée ? Le vidéaste est, d’ailleurs, à la fin, assez chahuté. On retiendra plutôt ce duo chanté à genoux, dans une posture d’offrande, hymne à la nuit de l’amour infini.
Didier van Moere | Opéra Bastille 04/08/2014
LE RITUEL TRISTAN DE SELLARS À PARIS
Wagner a écrit Tristan et Isolde comme une cérémonie d’initiation : action scénique réduite au minimum, quasiment pas de choeurs (mais quels !) pour 5 chanteurs (voire deux !) qui parlent pendant 4 heures du voyage humain de l’Amour à la Mort. L’opéra wagnérien a toujours été le miroir des avancées en matière de mise en scène. Nul doute, alors, que Wagner, qui rêvait de l’oeuvre d’art totale (le fameux Gesamtkunstwerk), aurait été enchanté de la nouvelle porte ouverte à la Bastille par Peter Sellars et Bill Viola en 2005, consécutivement au Tristan Project de 2004 à Los Angeles où Viola avait, sur trois soirées, présenté chacun des actes habillés de sa seule vidéo. Une sorte d’opéra-cinéma, qui enfoncerait le clou du cérémonial wagnérien. Le Tristan et Isolde conçus par les géniaux américains est un rituel.
Un rituel à l’équilibre miraculeux et fragile qui ne peut prendre son envol qu’à la condition d’une osmose totale entre ses trois parties : la mise en scène, le chef d’orchestre, l’équipe vocale (ce qui devrait être le lot de toute représentation d’opéra, mais ici plus que jamais). Le Tristan originel aux tempi très lents d’Esa-Pekka Salonen, avec ses chanteurs (Meier, Heppner…) parfaitement accordés au rythme Sellars-Viola, avait d’ailleurs vu son équilibre quelque peu malmené, la saison suivante, par la personnalité plus brutale de Valery Gergiev et de chanteurs plus banals. Louons donc aujourd’hui l’Opéra de Paris d’avoir su rétablir, pour cette troisième présentation, la juste mesure nécessaire à la plénitude d’un spectacle historique, que l’on a déjà envie de revoir. Le Tristan et Isolde imaginé par Peter Sellars et Bill Viola est un spectacle où l’œil perçoit tout ensemble la scène, l’écran et même la fosse. Œil et oreille idéalement comblés : c’est rare.
Rappelons que Peter Sellars, à l’origine de l’entreprise, a laissé, en guise d’unique décor, carte blanche à Bill Viola pour imaginer son Tristan de vidéaste et qu’il n’a adapté sa mise en scène qu’ensuite. On sait combien la vidéo est devenue la commode panacée de bien des mises en scène lyrique du nouveau siècle. Comme toutes les nouvelles technologies, tout en éblouissant au départ, elle suscite ensuite pléthore de questions, et notamment dans le monde si à vif de l’opéra, celle qui s’inquiète de la place que l’image pourrait prendre au détriment du chant (accusation récurrente également de toute mise en scène novatrice, d’ailleurs.) Prima la video, doppo la musica? Beaucoup de metteurs en scène font aujourd’hui appel à la vidéo pour des résultats divers et, finalement peu marquants jusque là. La Damnation de Faust vue par Robert Lepage était très réussie. A l’opposé, le Ring surencensé de la Fura dels Baus peut constituer un exemple assez parlant : passé l’éblouissement de L’Or du Rhin, les yeux se dessillent assez vite et le bon sens ne peut que constater que la direction d’acteurs est quasi-inexistante, que les costumes de La Walkyrie ne sont pas loin des peaux de bêtes de nos ancêtres, qu’à l’issue d’un Crépuscule des dieux souvent irregardable, on s’est peu à peu lassé de la technologie elle-même.
Ne serait-ce que sur ce plan, la réussite de Tristan et Isolde 2014 à Bastille est totale. L’on sait l’audace de Sellars qui a laissé Viola concevoir une vidéo de 4h qui suit les moindres inflexions de la géniale et labyrinthique partition. Sur la durée wagnérienne, c’est une première. Mais pas que. Comme la Chapelle Sixtine, c’est aussi une entreprise totalement aboutie qui fait honneur à l’Humanité et qui appartiendra déjà à l’Histoire des hommes. Comme Castellucci l’a fait pour son Parsifal hors norme, Viola a écouté Tristan dans moulte versions, a beaucoup lu sur Wagner, puis, des mois durant, a coupé le son pour se concentrer sur les seuls mots du livret, découvrant peu à peu une œuvre qui apparaissait comme la résultante de toute la sienne, les deux en étroite corrélation avec les mythes fondateurs de l’Humanité. Comme Sellars, il s’est lui aussi abreuvé à de nombreuses sources : textes sacrés, issus de cultures très diverses, afin de faire surgir le vrai décor de son Tristan : l’âme humaine. Le résultat est d’une profondeur de pensée inouïe, de surcroît en totale osmose avec l’étirement du temps wagnérien et son désir de nous entraîner vers les secrets de l’être. Lui et Sellars, saisissant la perche tendue par Wagner et son Tristan/Tantris, vont se rapprocher du Tantrisme, cette philosophie indienne de l’extase amoureuse. Ils vont même parvenir à la mettre en image. Ce n’est pas rien.
Sur un écran qui changera subtilement de dimensions au fil des 3 actes, (comme au cinéma: split-screen au I, scope au II, verticalité au III) se succéderont des images dont le déroulé fascine dès les premiers pixels marins de l’Acte I jusqu’à l’ascension finale, la plus belle figure de Mort et Transfiguration qu’il nous ait été donné de voir, où homme et femme sont comme idéalement fondu dans l’éther de leur enveloppe respective. On aura vu, à l’Acte I, la mise à nu littérale d’amants sans âge (avec un Tristan double de Viola?), à l’Acte II une énigmatique forêt nocturne et ses troncs zébrés de lumière, à l’Acte III un maelström de visions toutes plus inspirées les unes que les autres…avec, par-delà le tout, l’omniprésence de l’eau, où tout commence et d’où tout surgira. Pas l’anecdote du château, des épées…Seulement l’eau…le feu aussi… La beauté des gestes, des textures, des ralentis, des superpositions… Le spectateur est peu à peu immergé, ne peut que s’abandonner au sortilège. Il fait partie du voyage lui aussi.
On a beaucoup entendu le chagrin de quelques esprits (peut-être les mêmes qui disent préférer une bonne version de concert à une mise en scène qui les dérange ?) : Oui, mais les chanteurs peuvent-ils exister, face au foisonnement de tant de beauté ? Ou bien : que regarder : les chanteurs ou la vidéo ? Le miracle de ce spectacle est justement qu’au lieu d’être écrasés par l’écran qui les surplombe, les chanteurs existent avec autant de force que dans une mise en scène plus traditionnelle. Ce serait méconnaître Peter Sellars que de s’aventurer dans la salle en craignant qu’il n’ait démissionné, bref, qu’il se soit contenté d’empocher l’argent de la renommée et réglé une sorte de version de concert qui ne dirait pas on nom. A l’instar de Viola qui a vraiment écouté Wagner, Sellars a vraiment regardé Viola et a réalisé une véritable mise en scène, conçue, on l’a dit, à la manière d’un cérémonial en ne gardant que l’essence de l’œuvre. Ses héros sont habillés de noir sur fond noir. Avec, pour seul élément de décor, une sorte d’autel/lit/tombe, et plombés de rectangles de lumière d’une sobre lisibilité (magnifique travail de James F. Ingalls !), ils sont le plus souvent face public, ils bougent très peu ou pas du tout ou alors soudainement (Tristan regagnant l’espace féminin pour rejouer avec Isolde la scène originelle de Tantris.) Hormis Brangäne qui est assise, mains offertes, comme si elle tenait le philtre dedans dès le début, Sellars, conscient que «pour interpréter Wagner, les chanteurs ont besoin de toutes leurs forces physiques », a même mis de côté la célèbre marque de fabrique qu’est son travail sophistiqué sur les mains et qui nous a encore tant bouleversé dans un autre rituel, sa récente Passion selon St Jean avec Rattle à la Philharmonie de Berlin (voir dans notre rubrique La Scène.)
Il parvient aussi à transcender brillamment le procédé qui consiste à faire surgir des acteurs du public et à réaliser un investissement aussi intelligent que spectaculaire du froid et immense vaisseau de Bastille. Les appels du marin, du pâtre, de Brangäne viendront de là et cette osmose imaginée avec chaque spectateur fera résonner la plus grande salle d’opéra parisienne comme jamais. Le moment le plus mémorable à cet égard est l’irruption de Mélot puis de Marke dans les travées ! La lumière arrive de partout. Même l’écran de Viola est devenu vierge de la plus aveuglante blancheur. Le chœur est au fond du parterre, puissant à faire froid dans le dos. Regardant avec les yeux d’un Marke médusé vers la pénombre de la scène, les 2700 spectateurs sont tétanisés de voyeurisme : eux aussi ont vraiment le sentiment de surprendre les amants qui sont vraiment seuls au monde. On ne sait où regarder, ni si on a le droit. L’effet est galvanisant. Du grand art.
Chapeau bas enfin au metteur en scène américain qui a enfin donné tout son sens au monologue du Roi Marke. « L’aspect le plus passionnant de Wagner, dit Sellars, c’est ce qu’il ne dit pas. Il aborde tous les sujets tabous de son époque. Wagner essaie de parler de questions interdites » Dans la version de Peter Sellars, Tristan et Marke sont ou ont été amants. C’est dit une bonne fois pour toutes. Enfin ! a-t’on envie de rajouter. Comment justifier, sinon, la longueur de la souvent interminable déploration du Roi ? Avant d’en arriver là, Sellars, toujours très documenté, a découvert des sources médiévales où l’on peut voir Marke embrasser Tristan sur la bouche. De même, Sellars met l’accent sur le personnage si fugace mais essentiel de Mélot, en le renversant jusqu’au déséquilibre sur le corps de celui qu’il vient de transpercer à la fin du II, semblant tenter de retenir un improbable coming out. Même Olivier Py n’avait pas osé, seul point faible, selon nous, de son Tristan-choc et peut-être plus beau spectacle du Monde, en 2005 à Genève !
Tristan und Isolde (Saison 2013-2014)Dans cette entreprise qui met les chanteurs en avant, notre enthousiasme serait probablement plus tempéré sans l’équipe vocale entièrement renouvelée pour cette 3ème série de représentations. Quand a-t’on été à pareille fête ! L’Isolde de Violeta Urmana est une véritable splendeur, toutes cordes dehors, ni plus ni moins qu’une Birgit Nilsson qui serait en prime attentive aux mots.
La Brangäne de Janina Baechle, pas moins diseuse que que sa maîtresse (« Kennst du der Mutter Künste nicht ? » « Weh, ach wehe, dies zu dulden »), est une révélation : puissante, émue, intensément dramatique. Elle emplit de façon mémorable, au moment des appels de l’Acte II, l’espace de la salle avec une opulence, une volupté vocale qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps. Satisfecit de Jordan à cet instant qui lui adresse un sourire ému.
Robert Dean Smith est un Tristan au chant clair, délié, très crédible, voire juvénile dans les habits de Sellars (on sait le casse-tête que celui d’habiller les Schnorr von Carosfeld actuels!) Le duo à genoux des amants main dans la main sur O sink hernieder, est un moment suspendu absolument magique.
Le roi Marke de Franz-Josef Selig, mis en avant comme jamais par Sellars, est absolument bouleversant de timbre, de concentration vocale, captivant dès son entrée muette du I jusqu’aux derniers mots du III. On entend même Gurnemanz.
Le très beau Kurwenal de Jochen Schmeckenbecher jouit d’une projection très claire au moyen d’une voix bien placée dans le masque qui lui permet de compléter idéalement ce quintette de haut vol.
Sellars, que, décidément, tous les personnages, même les plus secondaires, intéressent, parvient à caractériser le Mélot très séduisant vocalement de Raimund Nolte.
Le metteur en scène américain parvient même à faire exister tout autant, en les accrochant dans le vide aux vertigineuses corbeilles de côté de Bastille, le beau pilote de Piotr Kumon et, cerise de luxe sur le gâteau, les splendides Berger et Marin de Pavol Breslik, merveilleux Tamino la veille, qui, entre deux représentations de La Flûte enchantée, remplace Stanislas de Barbeyrac, souffrant.
Finissons (même si on aurait pu commencer par là) par la direction de Philippe Jordan, littéralement enivré, pour son premier Tristan, par son somptueux orchestre. Les tempi sont lents. Tout chante. Tout respire. Le spectacle est donc bien sûr aussi dans la fosse où l’on est fasciné par cette battue passionnée, brillante, hédoniste de bout en bout, véritablement extasiée et extasiante. Surtout que la partition intégralement défendue permet d’entendre la longue partie (presque 10 minutes), souvent coupée à la scène, du duo du II, entre l’affolement de la rencontre et l’immobilité du duo nocturne, privant l’auditeur de la progression essentielle du ralentissement de la passion.
Rendre compte d’un spectacle où tout fonctionne sans couverture tirée de quelque côté que ce soit, d’un spectacle conçu comme l’écoute mutuelle de chacune des parties invitées, est un privilège rare pour un critique et dont il convient de profiter comme il se doit.
A la Philharmonie de Berlin, en mars dernier, aux saluts de La Passion selon Saint-Jean, Peter Sellars venait s’agenouiller devant chacun des participants. Absent pour cette triomphale représentation parisienne du 12 avril qui a fait se soulever d’enthousiasme une grande partie du public, nul doute qu’il aurait pu en faire autant.
A nous maintenant de ployer le genou devant l’artisan d’une pareille réussite !
Jean-Luc Clairet | 16 avril 2014