Tristan und Isolde

Philippe Jordan
Choeurs et Orchestre de l’Opéra National de Paris
Date/Location
11 September 2018
Opéra Bastille Paris
Recording Type
  live  studio
  live compilation  live and studio
Cast
TristanAndreas Schager
IsoldeMartina Serafin
BrangäneEkaterina Gubanova
KurwenalMatthias Goerne
König MarkeRené Pape
MelotNeal Cooper
Ein junger SeemannNicky Spence
Ein HirtNicky Spence
SteuermannTomasz Kumiega
Gallery
Reviews
bachtrack.com

Tristan et Isolde à Bastille : pour le meilleur et pour le pire

À l’Opéra de Paris, la rentrée des classes s’est faite sur la pointe des archets. Quand les premières notes de Tristan et Isolde ont émergé de la fosse de Bastille, un frisson de satisfaction a parcouru l’assistance. Cette saison 2018/2019 s’annonce riche en célébrations pour l’institution lyrique la plus célèbre de France (350e anniversaire de son inauguration et 30 ans de l’opéra Bastille, entre autres). L’ouvrir par l’un des plus fameux préludes de l’histoire de l’opéra était donc le plus beau geste que l’on pouvait imaginer.

Le bras de Philippe Jordan n’a pas tremblé. Le maestro consolide au fil des ans sa réputation d’excellent wagnérien et il connaît son orchestre sur le bout des notes. On admire sa battue fluide, sa science de l’équilibre et son écoute bienveillante. Sous sa baguette, les musiciens sont en confiance et trouvent naturellement leurs places dans le contrepoint complexe de Tristan. Depuis les expérimentations du Ring jusqu’à aujourd’hui, en passant par la confrontation avec les Maîtres chanteurs de Nuremberg, l’orchestre « jordanien » est entré dans une autre catégorie. Le moteur parisien n’a pas changé : les bois ont toujours leur transparence délicate, les cordes ont gardé leur texture soyeuse, les cuivres sont toujours aussi brillants et enlevés. Mais le châssis wagnérien est intégré : les errances déconcertantes de la partition, les mélodies ininterrompues, les leitmotive coupés au cordeau font désormais partie de la langue des musiciens. Cela tombe bien : dans Tristan, l’orchestre est un acteur majeur du drame, voire son acteur principal, tant sa partition fourmille de sens cachés que les paroles ne révèlent pas. Du prélude à la scène finale, la qualité du tissu orchestral sera la satisfaction principale de la soirée, dans sa solidité collective comme dans le détail de ses mailles : particulièrement inspirés, les solos de clarinette basse et de cor anglais proposent des fenêtres sur des mondes inouïs, où le temps n’a plus lieu d’être. Le lien entre la musique de Wagner et les vidéos de Bill Viola, projetées continuellement sur scène, atteint alors un degré de fusion qui fait la réussite de ce spectacle.

Caractéristique majeure de cette production lancée par Peter Sellars et Bill Viola il y a bientôt quinze ans, cet alliage de la musique et de l’image est cependant inégal. Le deuxième acte est somptueux, les films de Viola s’accordant parfaitement avec l’univers nocturne de l’opéra : suivant la progression des amants, des lueurs hésitent au milieu des épineux ; à l’autre bout de l’acte, un lever de soleil à la beauté tragique accompagne l’issue fatale qui se dessine lentement… Pour apprécier cette poésie, il faut passer outre un premier acte où l’écran écrase le contrepoint wagnérien au lieu de l’éclairer. Les doubles imposants de Tristan et d’Isolde y suivent un rituel de purification dénué de subtilité, alors même que la partition regorge de leitmotive complexes et d’émotions contradictoires. Le dernier acte est contrasté : on retrouve des évocations d’une grande beauté – ce mirage d’Isolde au milieu d’un espace désertique – et des messages trop concrets pour émouvoir – Tristan est transfiguré dans une pluie de bulles avec un étrange effet de boisson gazeuse.

Entre la fosse et l’écran, les chanteurs peinent malheureusement à trouver leur place. Seul le roi Marke de René Pape parvient à transcender le drame instrumental par son incarnation, l’impressionnant ancrage de sa voix de basse répondant admirablement à la fragilité de son personnage. Ekaterina Gubanova campe une Brangäne appliquée, au timbre chaleureux. En Kurwenal, Matthias Goerne impressionne tout d’abord par sa diction et son charisme qui compense un premier acte très statique. Sa voix s’éteindra cependant de manière spectaculaire dans le dernier acte, lâchée par son registre aigu.

La déception majeure vient des deux rôles-titres. La voix d’Andreas Schager (Tristan) est dotée d’une puissance extraordinaire et son timbre intense explique qu’il soit de toutes les aventures wagnériennes de par le monde. Ces qualités ne suffisent pas : entre imprécisions rythmiques constantes, écarts de justesse flagrants et inspirations spectaculaires entre deux mots, le ténor ne cesse de tordre le discours wagnérien au profit des décibels. En Isolde, Martina Serafin tient bon pendant la première moitié de l’œuvre, avec une belle volonté de s’intégrer au flux de la fosse, quitte à se démarquer de son partenaire. Le costume de ce rôle si difficile semble cependant trop grand pour elle : ses graves sont inaudibles et ses aigus métalliques sortent systématiquement en force. Apothéose de l’œuvre, la fameuse mort d’Isolde sonne ici comme une descente aux enfers : les célèbres paroles sont méconnaissables, les notes élevées détonnent dans des hauteurs imprévues, le volume sonore joue aux montagnes russes. On se raccroche alors à la réalisation orchestrale, soignée jusqu’aux derniers accords, en se projetant sur les productions à venir.

Tristan Labouret | 12 September 2018

olyrix.com

Tristan et Isolde reprennent la Bastille en une triomphale fusion des éléments

La saison lyrique de l’Opéra de Paris s’ouvre à la Bastille sur le Tristan et Isolde de Wagner mis en scène par Peter Sellars et en vidéo par Bill Viola. La quatrième reprise d’un spectacle total toujours aussi envoûtant, porté par la fusion des éléments, des médias et un René Pape royal. Se noyer en s’élevant vers les cieux. Tel est le sublime paradoxe accompli par cette production, aussi bien par la vidéo avec ses personnages littéralement noyés de flammes et d’eau ascensionnelles, par sa mise en scène aux noirs lumineux en mouvements immobiles, une fosse croissant en ampleur et en précision, que par les deux chanteurs principaux obligés de tirer vers l’aigu pour compenser l’exigence légendaire de la partition.

La mise en scène est signée comme un quatre mains par le duo Peter Sellars-Bill Viola, tant la vidéo de celui-ci s’unit à la scénographie et à la direction d’acteurs de celui-là. L’ensemble est toujours aussi envoûtant et hypnotisant après 13 années, cette reprise demeure assurément mémorable et marque d’emblée une programmation doublement anniversaire (la saison 2018/2019 célèbre les 350 ans de l’Académie Royale de Musique -l’auguste institution à l’origine de l’Opéra National de Paris- et les 30 ans de l’Opéra Bastille).

La force de ce spectacle signé Wagner-Sellars-Viola tient à son travail sur le temps et en particulier la synchronisation sur un temps étiré entre la musique avec sa mélodie infinie, la mise en scène épurée et la vidéo au ralenti. En même temps que les arts se synchronisent et résonnent, les personnages s’y multiplient d’autant : un homme et une femme sur la vidéo représentent les deux interprètes sur le plateau, également illustrés par les leitmotivs à l’orchestre (thèmes musicaux associés aux personnages et aux émotions). Le dialogue entre la fosse et le plateau, entre l’orchestre et le chant est un ressort essentiel de l’opéra, il est encore prolongé ici par le sens métaphorique des vidéos qui illustrent également les passions musicales. Une fusion des médias qui atteint, avec ses matériaux léchés, ce que Wagner visait comme le Graal de son projet : l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk).

La vidéo, la fosse et le plateau vocal atteignent une fusion des éléments. Le grand écran vidéo en fond de scène présente un premier acte aquatique, posant le décor invitant au baptême et à la noyade (à se purifier d’un amour interdit, par la rédemption et la mort). Les deux personnages en vidéo sont strictement séparés sur les deux côtés de l’écran exactement comme le sont les interprètes sur le plateau. Ils boivent alors le philtre de mort qui se révèle être un philtre d’amour et sont réunis sur scène comme en vidéo (où les deux personnages se noient : la vidéo ajoute toujours du sens à l’action). La perte dans la sombre forêt vidéo du deuxième acte est synonyme de (con)fusion des éléments : le bois fait surgir le feu qui ne fera qu’un avec l’eau, le tout se confond avec une vidéo qui s’estompe et passe dans un flou de noir et blanc. L’écume est alors indissociable de la fumée, l’eau et le feu se confondent. Tristan et Isolde sont attirés par l’océan et par le bûcher comme sources de purification, ils plongent dans les eaux et dans les flammes, lui franchit littéralement un feu, elle allume une à une de longues rangées de bougies (rituels païens et religieux montrant leur abandon et leur prière face à un amour qui croît jusqu’à les embraser). La vidéo culmine au troisième et dernier acte par la mort de Tristan puis d’Isolde, leurs corps s’élevant miraculeusement vers les cieux : une pluie remonte du corps de l’homme vers le ciel, puis ce corps lui-même s’élève (poétique vision obtenue par la diffusion à l’envers d’une averse et d’une chute), la femme flotte vers le haut d’une mer suspendue dans les cieux (effet d’une caméra mise à l’envers).

La mise en scène de Peter Sellars opère le lien entre la vidéo toujours au ralenti et la fosse au temps infini. Quelques carrés de lumière suffisent à composer les espaces d’un plateau entièrement noir (comme les costumes signés Martin Pakledinaz). Les corps sont placés dans des positions signifiantes et choisies, peu nombreuses et dans un temps toujours étiré (debout, allongés, à genoux ou de biais pour montrer les attirances et les résistances). Les gestes et les regards sont choisis, éloquents : ils viennent de loin, ils portent loin. Sellars se sert également de toute la salle dans sa spatialisation : des interprètes (chanteurs comme instrumentistes) intervenant à travers les hauteurs du public. À ce titre, la fin du premier acte est époustouflante, toutes les lumières se rallument et le chœur chante du fond du parterre tandis que le Roi Marke traverse les rangs : la scène accoste sur le rivage qu’est devenue la salle. Dès cette apparition, René Pape montre toute la grandeur outragée de son maintien et apporte la dimension royale à cette distribution. Il y joint la voix à l’acte suivant, au cœur de l’ouvrage, un cœur brisé par la trahison et qui emporte une voix de basse modèle, historique, souveraine sur toute la tessiture et homogène dans toutes les palettes de la sombre flétrissure affermie.

Andreas Schager enchaîne chaque saison les grands rôles wagnériens à un rythme éreintant. D’autant que l’intensité de son Tristan est à ce point héroïque qu’elle semble impossible à maintenir tout du long. Il y parvient toutefois, marquant certes des lignes par des soufflets, mais il est aussi capable de longues tenues très homogènes (et même avec un son droit).

L’expertise acquise par Matthias Goerne dans le répertoire du Lied (mélodie allemande pour voix et piano) lui permet d’offrir à son personnage Kurwenal une grande qualité de prosodie. Le chanteur reprend même sur scène les mouvements de corps typiques des récitals : se balançant d’une jambe vers l’autre. La dimension de l’opus et du vaisseau qu’est la Bastille exigent certes qu’il pousse bien plus largement sa voix, il s’en tire avec une certaine rondeur dans les graves et l’intensité d’un interprète vantant les exploits de son héros Tristan.

L’interprétation de Martina Serafin était l’un des grands enjeux de la soirée. Entourée d’artistes reconnus dans ce répertoire et souvent admirés dans ces personnages, la soprano affronte donc l’Everest vocal que représente Isolde, après avoir chanté le rôle bien plus mesuré d’Elsa dans Lohengrin sur ces mêmes planches (avec Jonas Kaufmann). Elle accomplit la performance et se voit chaudement applaudie par le public, mais l’exigence du rôle se fait pleinement ressentir, non pas seulement dans l’immense air final (la mort d’Isolde) où la voix fluctue bien au-delà de la justesse, mais depuis le début de la soirée, durant laquelle elle saute par-dessus le grave et le médium pour camper ses aigus (en même temps qu’elle construit à son personnage un caractère farouche).

Sa fidèle Brangäne est tenue par Ekaterina Gubanova, qui interprétait déjà ce rôle dans ce même lieu et cette même production en novembre 2005 (comme elle le rappelait dans son interview) et en octobre 2008. Elle fait toujours aussi belle impression, notamment dans sa berceuse depuis la galerie, penchée vers les amants au clair de lune, les réconfortant en les mettant en garde.

L’inquiétude et l’application bienveillante que doit justement transmettre Nicky Spence aux courts rôles du Berger et du Jeune marin ne flétrissent en rien sa technique assurée, qu’il sait même adoucir en un caractère tendrement rêveur. Son opposé, le traître Melot projette la voix de Neal Cooper en coups de lance accusateurs et sanglants. Enfin, Tomasz Kumiega est un Timonier fièrement déployé et bien campé, tenant bon le cap vocal.

Philippe Jordan va puiser un souffle orchestral à la mesure du temps étiré de Wagner-Sellars-Viola. Le chef l’obtient par des gestes infiniment déliés et amples, non seulement des bras, mais du buste et du corps tout entier (s’allongeant et se baissant au point de disparaître englouti dans la fosse, aux yeux du parterre). Mais, il resurgit dans des regards enflammés, à l’image des personnages en vidéo sauvés des eaux pour brûler dans les flammes, sauvés des flammes pour sombrer dans les eaux. Sa longueur de souffle nourrissant la fosse, il l’obtient notamment grâce à la maîtrise des détails et en particulier l’articulation limpide des leitmotivs : les thèmes et les timbres se tuilent grâce à leur précision pour composer la mélodie infinie chère à Wagner.

Le public acclame longuement les interprètes venant saluer devant les rideaux à chaque fin d’acte. Un triomphe qui se mue en ovation debout pour les derniers rappels, Philippe Jordan recevant une tonnante acclamation, Peter Sellars écopant d’un mélange de bravos et de huées.

Charles Arden | 12/09/2018

resmusica.com

Une étonnante reprise du Tristan und Isolde de Peter Sellars

En ouverture de cette saison anniversaire de l’Opéra de Paris, cette reprise du Tristan und Isolde par Peter Sellars a de quoi surprendre et à plus d’un titre. Avec une mise en scène désormais classique mais toujours pas acceptée par une partie du public et une distribution dépareillée mais pas inintéressante dans les contrastes qu’elle propose, le beau, le laid, le poétique et le trivial se côtoient.

Treize années après les premières représentations de sa mise en scène, Peter Sellars est accueilli par une salle toujours divisée entre les détracteurs des vidéos de Bill Viola qui seraient trop écrasantes et ne laisseraient place qu’à une mise en espace minimaliste, et ceux qui, au contraire, se noient avec délectation dans l’onirisme ritualiste des vidéos, considérant que ces dernières appuient le discours musical et le sublime. Nous ne reviendrons pas davantage sur ce travail souvent commenté, si ce n’est que nous apprécions ce travail épuré à la direction d’acteur très fouillée, portée par une musique en osmose avec les images et une spatialisation impressionnante des chœurs et solistes dans la salle.

Mais pour exister, les chanteurs/acteurs doivent se dépasser. À ce titre, la distribution des deux principaux protagonistes est extrêmement étrange car Andreas Schager et Martina Serafin ne peuvent apparaitre plus opposés dans leur approche et leurs capacités.

Pour sa prise de rôle, Martina Serafin ne fait que survivre vocalement pendant près de quatre heures au rôle écrasant d’Isolde pour lequel elle n’a absolument pas les moyens vocaux. Le timbre est criard, un peu « mégère » et pas un aigu ne sort sans acidité, à la limite du cri et de la fausseté, même dans le Liebestod que pourtant tout le monde attend. C’est assez désagréable à entendre mais à écouter de plus près, c’est une autre histoire. Car, grande musicienne, on entend assez rapidement le travail incroyable de l’artiste sur le phrasé, les mots, les intentions. Pas une phrase qui ne soit ciselée par des nuances dans la déclamation et les tonalités. Il faut entendre la subtile ironie du I sous les dehors d’une imprécation primaire, le trouble du II avant l’abandon extatique au III. Et, quand le registre dramatique n’est pas trop sollicité, on découvre des couleurs dont on craignait au départ qu’elles ne manquassent. C’est une vraie incarnation d’Isolde qui nous est proposée et, du mordant à la douceur, de la princesse vengeresse à la femme transcendée, on finit par y croire franchement. Ce courage-là, un peu inconscient, cette interprétation « à corps perdu », ne sont pas loin de nous séduire.

Andreas Schager est exactement à l’inverse. Vocalement, il ne fait qu’une bouchée du rôle de Tristan. Une projection insolente, une puissance phénoménale et impressionnante et un timbre clair et séduisant ; et puis c’est à peu près tout. On reste admiratif face à la déflagration et à la diction parfaite du ténor – surtout au délire hallucinant du III – mais pas un seul instant on ne croit à ce Tristan hystérique et sans noblesse aucune. Pas un instant l’émotion ne pointe. La faiblesse de la coloration éloigne tout semblant de poésie et le chant apparaît trop monolithique et uniquement destiné à en mettre plein les oreilles. Tout cela peut passer, voire plaire, avec Parsifal ou Siegfried, mais pour Tristan on voudrait aussi tomber un peu en amour.

Et cet amour, cette empathie, c’est au roi Marke toujours aussi bouleversant de René Pape qu’on le donne. À fleur de peau, oscillant entre la volonté de comprendre et le désespoir abyssal, la basse fait entrevoir au spectateur sa relation « particulière » avec Tristan. On ne rappellera jamais assez la beauté du bronze qui évolue ici entre supplication et soupirs, murmures et ressaisissements au moyen d’un travail remarquable sur les intonations. L’un des plus bouleversants roi Marke sur la scène internationale aujourd’hui.

Ekaterina Gubanova connait bien cette production et, bien qu’un peu en retrait, son timbre sublime, rond et moiré, fait sensation, surtout dans les appels du II. Même si le volume est plus limité et l’incarnation assez sommaire, Matthias Goerne est, vocalement, un Kurwenal de grand luxe au timbre sombre et à la ligne de chant onctueuse.

Le chœur précis et engagé est impressionnant à entendre de la salle et le reste de la distribution est superlatif avec notamment l’excellent Melot de Neal Cooper et l’étonnant marin aux accents presque inquiétant de Nicky Spence.

Après le narcissisme soporifique de son Parsifal, Philippe Jordan semble revenir un peu au théâtre sans renoncer à l’esthétisme. Et c’est réussi car il ne se préoccupe plus seulement du son. Dès le prélude, on entend les contrastes entre tumulte et apaisement, et ce fil irrigue toute la direction du chef qui demeure attentif aux capacité de ses chanteurs. On apprécie pleinement les couleurs de l’orchestre, les violons diaphanes lors de la révélation du philtre au I, qui ne sont pas sans rappeler Debussy, et l’ironie qui sous-tend la rencontre des deux héros. L’orchestre ne fait pas qu’accompagner, il apporte des éclairages, des commentaires à l’action. Les tempi relativement rapides du II sont étonnants mais apportent une forme d’urgence au détriment de l’élégie. L’acte III, tout en tension, est porté par un orchestre chauffé à blanc avant de s’achever par un Liebestod totalement éthéré.

Steeve Boscardin | 13 septembre 2018

concertonet.com

Une étonnante reprise du Tristan und Isolde de Peter Sellars

A l’Opéra, la nouvelle saison s’inaugure avec une reprise – mais la création de la Bérénice de Jarrell et la nouvelle production, tant attendue, des Huguenots vont suivre. C’est Tristan et Isolde revu par le tandem Peter Sellars/Bill Viola. Un nocturne épuré, dans un décor vide et noir avec deux carrés de lumière, une direction d’acteurs statique, parfois hiératique, où le moindre geste, du coup, se charge de sens : on pense à Wieland Wagner, que l’Américain ressuscite à travers son art de transcender l’immobilité, notamment dans l’hymne à la nuit, où le couple est à genoux, comme en prière. Vision intimiste, même si la salle s’éclaire pour l’arrivée de Marke, même si Brangaine lance ses appels du balcon, d’où chantent le Pâtre et le Pilote. Vision personnelle aussi : Tristan, visiblement neveu amant de Marke, ne se bat pas avec Melot, mais lui offre son dos, les bras en croix, pour qu’il le frappe. La vidéo, élément fondamental de la scénographie du début à la fin ? Elle séduit toujours lorsqu’elle est symphonie – ou opéra – des éléments, mer ou forêt, où l’air semble vibrer, elle nous semble toujours aussi inutilement répétitive quand elle nous montre un couple subissant un rite d’initiation ou immergé dans une eau originelle. Alors que Bill Viola s’était fait malmener lors de la dernière reprise, Peter Sellars vient cette fois saluer seul… et essuie, fort injustement, les huées de la moitié du public.

Martina Serafin, rien moins que hochdramatisch, est-elle une Isolde ? Elle assume très bien la colère du premier acte, avec des aigus superbes, un médium projeté, un port de princesse. Y donne-t-elle tout ? Le deuxième l’éprouve, les aigus détonnent quand ils sont sous pression. Le troisième appelle plus d’indulgence encore, surtout quand vient une mort d’Isolde naufragée, où la note peut déraper un ton plus haut… Mais si le deuxième acte est problématique, c’est aussi que le couple manque d’équilibre : pour une fois, Tristan a tendance à couvrir Isolde. Andreas Schager a une voix puissante, beaucoup d’énergie, une endurance à toute épreuve – il fonce dès le premier acte, alors que beaucoup se réservent pour le dernier, où il n’accuse pas la moindre fatigue. Mais ne lui demandons pas des nuances subtiles ou de creuser les mots : il paie comptant. Le délire, du coup, est uniforme et peu crédible.

Les mots, Ekaterina Gubanova ne les creuse pas davantage, faisant surtout valoir l’opulence de son mezzo, aux appels trop vibrés – la pierre d’achoppement de ce passage. Matthias Goerne est à l’exact opposé, calamiteux tellement il est engorgé ; il suffisait d’ailleurs d’avoir entendu Le Paradis et la Péri à la Philharmonie pour savoir que c’était une erreur de distribution. Si bien que le meilleur s’appelle René Pape, roi Marke plein de noblesse brisée, phrasant son chagrin comme un lied, se faisant pardonner un grave limité, le seul à ne pas susciter aussitôt des comparaisons peu flatteuses. Magnifiques Marin et Berger également de Nicky Spence.

Philippe Jordan, en général, va crescendo. Pas ici : il dirige d’emblée un magnifique premier acte, qui conjugue la fluidité et l’intensité, avec un sens dramatique qu’on ne lui connaît pas toujours. Le deuxième a des transparences chambristes, il y manque seulement un peu de sensualité. Le troisième, si l’orchestre pourrait délirer davantage, est de la même eau, avec un superbe Prélude et un cor anglais de rêve, une Mort d’Isolde en apesanteur. Mais la qualité de la direction, la splendeur de l’orchestre ne peuvent suppléer aux failles de la distribution et l’on n’éprouve pas, loin de là, le frisson des grands soirs.

Didier van Moere | Paris Opéra Bastille 09/11/2018

forumopera.com

Anachronique ? Intemporel !

Quand il se présente sur scène au moment des saluts, Peter Sellars essuye encore une large bordée de huées. Il nous semblait pourtant que ce Tristan et Isolde, qu’il a mis en scène avec Bill Viola en 2005, fleuron du mandat de Gérard Mortier à la tête de l’Opéra de Paris, avait eu le temps de s’inscrire assez dans les mémoires du public pour ne plus provoquer ce genre de réactions. Utiliser des vidéos sur une scène de théâtre n’est pas si rare, même si celles-ci prennent, dans ce spectacle, une importance cruciale. Les quelques corps dénudés que l’on voit sur les écrans géants n’ont rien de scandaleux. L’esthétique qui prévaut, de la scène jusqu’aux costumes, et qui s’insinue dans la direction d’acteurs, favorise l’épure et la sobriété au détriment des décalages et des outrances souvent associés au Regietheater. En bref, cette production qui tourne ostensiblement le dos à toute tentative de choquer le bourgeois est bel et bien devenue un classique. Et c’est peut-être cela qui surprend aujourd’hui une partie du public parisien : voir un classique. C’est-à-dire, s’agissant de Wagner, un opéra en forme de messe, où les protagonistes s’agenouillent pour s’adonner au rite nocturne de « O sink hernieder, Nacht der Liebe », où la gestuelle, hiératique, rend lourd de sens le moindre port de tête, où les hommes sont des Dieux, où les corps ressemblent à des âmes. Un opéra de Richard Wagner, sans doute, mais également de Wieland Wagner qui, à Bayreuth, récolta lui aussi quelques huées pour avoir ôté aux œuvres de son grand-père des décors qu’il jugeait trop humains et trop terriens. Sellars et Viola ont marché dans ses pas, ce qui fait qu’on peut les trouver anachroniques.

Nous préférons les dire intemporels, parce que la gêne qui s’empare de Tristan et d’Isolde après qu’ils ont bu le philtre d’amour par lequel ils vont désinhiber leurs sentiments contrariés, l’humanité d’un Roi Marke qui s’effondre de douleur avant d’avoir pu laisser exploser le moindre accent de colère, l’irruption brutale de la foule, des cuivres, des choristes et de la lumière dans la salle à la fin de l’acte I, restent gravées dans nos souvenirs. Parce que, pour entourer sans l’étouffer l’incroyable intimité de cette mise en scène, les projections vidéos, qui laissent toute la place à la lente métamorphose de la nature, aux flammes, aux forêts et à la mer, composent le meilleur décor du monde. Parce qu’en somme, après avoir vu et revu ce spectacle, il nous est difficile d’imaginer plus juste représentation de cette histoire où presque rien ne se passe, de cette intrigue qui refuse d’être intrigante, de ce couple qui, justement, n’aspire plus à rien d’autre qu’au souffle du vent dans leur cheveux, qu’à la caresse de l’eau ou aux morsures du feu sur leur peau.

Mais un tel spectacle ne rend pas toujours service aux chanteurs. Au contraire, il les met en difficulté, exigeant d’eux une constante sortie des habitudes de scène, des trucs et des mimiques qu’on ne manque jamais d’attraper après des années de fréquentation d’un rôle. A ce jeu-là, c’est indéniablement René Pape qui s’en sort le mieux : il pourrait chanter son monologue trente fois de suite sans modifier une seule intonation qu’il ne nous lasserait toujours pas. Son Marke n’a même plus besoin de chanter ; il murmure, soupire, supplie et, comme lui, on finit à genoux. Ekaterina Gubanova est, de toute la distribution, celle qui connaît le mieux ce spectacle. Cela se voit et s’entend, notamment au deuxième acte, dans des appels lancés depuis les galeries supérieures avec un art consommé de la projection. Bien en voix, jeune et volontaire, cette Brangäne attachante est l’une des plus belles, aujourd’hui. Le Kurwenal de Matthias Goerne préfère, lui, renoncer à toute notion de jeu, reprenant, jambes arquées, le mouvement de balancier caractéristique de ses récitals de Lieder. Son chant aussi est celui d’un Liedersänger, pour le meilleur – l’intelligence parfaite de la ligne de chant, la ductilité intacte du timbre – et pour le pire – le volume limité, le manque d’aisance dans les écarts de registre.

Les seconds rôles, parfaits, ne dissipent pas totalement l’impression mitigée laissée par un couple éponyme curieusement dépareillé. Andreas Schager a assez de volume, de puissance, d’endurance pour faire deux Tristan par soir, et cela suffit pour forcer l’admiration. Quand on a dit cela d’un chanteur, on enchaîne généralement en pointant un manque de poésie et d’inspiration, on déplore la facilité consistant à se reposer sur des moyens colossaux pour s’épargner le travail d’une vraie caractérisation. Mais là, non : au-delà des moyens, il y a une prononciation superlative, un engagement indéniable, un timbre d’une clarté juvénile, un fantastique tempérament d’artiste. Seulement, ce tempérament dépasse parfois du cadre, et donne un troisième acte assez débraillé. Martina Serafin est l’inverse : une Isolde scéniquement réservée dont le timbre fait un peu matrone. La musicienne est assez aguerrie, la technique assez solide, pour aller sans encombre au bout de la Liebestod. Mais le voyage ne se fait pas sans turbulences, les stridences sont légion, la voix expose de plus en plus sa trame à mesure que la soirée avance.

C’est peut-être pour la ménager que, dans la fosse, Philippe Jordan tient ses musiciens au premier acte, limite les effusions de contrastes et de décibels. Le duo du II est de la même eau, permettant surtout de profiter des superbes couleurs de l’orchestre, qui nous emmène chez Debussy. C’est finalement au III que, face à un Tristan inaltérable, une tension incroyable mais toujours savamment maîtrisée, rend leur intensité à des passages souvent redoutés comme autant de tunnels. La réaction ne se fait pas attendre : pour chef, orchestre et chanteurs, aux saluts, ce ne sont que bordées d’acclamations !

Clément Taillia | 11 Septembre 2018

Rating
(6/10)
User Rating
(3/5)
Media Type/Label
Technical Specifications
128 kbit/s CBR, 44.1 kHz, 191 MByte (MP3)
Last two minutes of act 3 are missing.
Let me know if you have a complete version.
Remarks
Broadcast (Radio Classique; transmission date: 25 September 2018)
A production by Peter Sellars (2005)
Possible dates: 11, 16, 19, 22 September 2018