Tristan und Isolde
Cornelius Meister | ||||||
Chœur de l’Opéra de Lille Orchestre National de Lille | ||||||
Date/Location
Recording Type
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Tristan | Daniel Brenna |
Isolde | Annemarie Kremer |
Brangäne | Marie-Adeline Henry |
Kurwenal | Alexandre Duhamel |
König Marke | David Steffens |
Melot | David Ireland |
Ein junger Seemann | Kaëlig Boché |
Ein Hirt | Kaëlig Boché |
Steuermann | Laurent Bourdeaux |
Tristan et Isolde en 1000 SMS à l’Opéra de Lille
« Les personnes tristes ont besoin de beaucoup de musique Elles ont besoin d’un orchestre d’énormément de mots chantés en allemand pendant des heures Rien que pour dire L’amour L’amour impossible ». Ces mots de Tiago Rodrigues peuvent aussi résumer sa mise en scène de Tristan et Isolde, la première production lyrique du Directeur du Festival d’Avignon (présentée l’année dernière à l’Opéra de Nancy, puis à Caen). Questionnant le dispositif même qu’est devenu le théâtre lyrique, il propose de remplacer le surtitrage (dispositif désormais incontournable, … sauf dans le temple Wagnérien de Bayreuth) par des panneaux en carton-plume manipulés par deux danseurs sur scène.
Mais au lieu d’offrir une traduction littérale du livret de Wagner, ces près de mille panneaux résument, interprètent voire commentent l’action. Les étagères de ces phylactères forment une bibliothèque sur trois niveaux qui fait office de décors, réalisés par Fernando Ribeiro : un milieu d’archives assez neutre qui laissera la place à des plantes vertes pour évoquer le jardin des appartements d’Isolde (jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un squelette de la bibliothèque et un immense monticule de panneaux utilisés).
Les lumières de Rui Monteiro habillent et animent cet espace, par de franches couleurs, des directions d’éclairage très minutieuses, parfois discrètement mises en mouvement. Les costumes de José António Tenente se font également assez neutres, usant des nuances sombres de bleu (du gris-bleu au bleu marine).
Le concept intrigue et même séduit visiblement l’assistance au premier abord : délivré de la lecture des surtitres, le spectateur se sent plongé dans l’épopée et accompagné par la traduction des deux archivistes-danseurs (Sofia Dias et Vítor Roriz) dont la manipulation des panneaux très chorégraphiée a de quoi laisser admiratif. Ils animent aussi et donnent vie par leurs mouvements à ce qu’ils re-découvrent, mais interagissent peu avec les protagonistes, assez statiques.
Blessée aux débuts des répétitions, Annemarie Kremer (Isolde) marche encore avec des béquilles et reste assise le plus possible. Sa projection et son animation se font de fait pleinement vocales, avec des aigus intenses et un ample vibrato. Son timbre joue entre la clarté de son haut registre et la texture plus épaisse de ses graves. Sa subtilité d’interprétation se conserve cependant, jusqu’au bout de son immense air final, tandis que le grand duo d’amour avec Tristan manque d’une implication commune.
Dans ce rôle-titre (anti-)héroïque, Daniel Brenna fait entendre d’agréables médium-graves mais ses aigus étroits limitent d’autant la souplesse des phrasés (et de cette longue ligne vocale typiquement wagnérienne). Il (re)trouve cependant une intensité d’expression dans son désespoir final, et avec cette intensité, la voix trouve même paradoxalement toute sa souplesse touchante et sa richesse harmonique.
Brangäne est incarnée avec conviction par Marie-Adeline Henry, d’une voix chaleureusement tendre mais avec une clarté et des aigus tranchants.
En Kurwenal, Alexandre Duhamel dispose d’une autorité et largesse de timbre, rehaussée par un soin du texte particulièrement appréciable et une musicalité certaine (à l’aise au point de parfois avancer légèrement sur la fosse). David Steffens défend le Roi Marke avec des graves savoureux, un timbre moelleux et riche en harmoniques sur toute la tessiture sans négliger le très grand soin de la langue. David Ireland revêt le rôle de l’homme ambitieux (Melot) de sa voix sombre et même autoritaire. Kaëlig Boché chante les rôles d’un berger et d’un marin de sa voix agréablement séduisante et présente, homogène, claire et même caressante avec une pointe de fraîcheur. L’intervention de Laurent Bourdeaux en timonier est furtive mais permet d’apprécier son timbre assuré.
Si le plateau est en SMS, la fosse est en MMS et même en 4K sous la direction de Cornelius Meister qui insuffle des couleurs avec soin et précision. Les nuances piano du prologue sont déjà saisissantes et les cuivres, dont certains sont disposés dans les loges latérales en hauteur, offrent un très impressionnant effet spatialisé. L’urgence des émotions passionnées est soutenue et nourrie par les musiciens de l’Orchestre national de Lille, avec des élans dramatiques très définis. Tout au long de la soirée, l’âme de la musique de Wagner est tenue avec force et subtilité. Les hommes du Chœur de l’Opéra de Lille, préparés par Louis Gal – qui assure également et impeccablement la direction de la musique en coulisse –, se montrent investis, puissants et précis depuis les premiers et deuxièmes balcons, faisant de ce vaisseau acoustique un havre de fier équipage.
De nombreux spectateurs se lèvent pour saluer la prestation des artistes. Laurent Delvert, metteur en scène chargé de la reprise, est accueilli par quelques huées vite tues lorsque ces spectateurs -déçus- se rendent compte qu’il ne s’agit pas du metteur en scène en personne : le public sait visiblement trancher, même si l’épée est en carton-plume.
Emmanuel Deroeux | 14/03/2024
Un Tristan sans Tristan, c’est attristant (pancarte)
Événement à Lille puisque Tristan n’avait pas été donné depuis mars 1944 sous l’Occupation !
Grâce à une coproduction avec l’Opéra national de Lorraine, et à la volonté tenace de la directrice lilloise Caroline Sonrier (qu’elle en soit louée), le chef-d’œuvre wagnérien est enfin de retour dans la capitale des Flandres.
C’est Tiago Rodrigues qui a choisi Tristan und Isolde pour sa première mise en scène d’opéra et c’est totalement raté. Avec une arrogance ou une naïveté terrible (on ne sait trop), le directeur du Festival d’Avignon a souhaité escamoter les sous-titres traduisant le superbe poème de Richard Wagner et écrire lui-même (sans aucun talent d’écrivain) des textes le plus souvent simplistes qui résument, commentent, raillent les péripéties et dialogues de l’opéra. Avant le prélude, pendant près de quinze minutes interminables, les deux danseurs de l’équipe (qui poursuivront le couple vedette en une sarabande d’allers retours et courses diverses pénibles) exhibent des pancartes au texte plus ou moins humoristique (Exemples : « C’est de l’amour chanté en allemand », « Un amour chronophage », « La femme triste est triste », « elle maudit l’homme triste », « un matelot chante le vent » et autres badinages de cette eau). Des textes d’une profondeur et d’une pertinence dignes d’un élève de CM2 découvrant le drame.
Et ce sera la grande hantise (dans tous les sens du terme) du spectacle. On n’a de cesse de chercher à éviter (quand c’est possible) de lire ces cartons omniprésents, cernant inconfortablement les chanteurs et facteurs d’une agitation continuelle. Les danseurs tirent les pancartes des étagères de la grande bibliothèque (très belle) du décor, les montrent, les posent à terre, courent incessamment en chercher d’autres en un ballet exténuant à subir. Durant les scènes, mystiques ou voluptueuses, ou les plus chargées en émotions, il faut supporter cette proposition des plus ennuyeuses avec pas moins de mille cartes ! Un dispositif vain et perturbant, peut-être d’inspiration brechtienne s’il s’agit de mettre en place une distanciation que Tiago Rodrigues croit nécessaire. A moins qu’il ne prenne les auditeurs pour des imbéciles. Prétendant ouvrir l’imaginaire des mots et du chant, il le claquemure en de pauvres proportions.
Les costumes élégants et intemporels, les lumières de poursuite ou d’atmosphère, très belles, font tout de même regretter que le metteur en scène portugais n’ait rien eu à dire.
En ce qui concerne le chant, la prise de rôle de Daniel Brenna est une expérience décevante. Le ténor américain semble avoir perdu tous ses moyens jusqu’à la fin du deuxième acte, et paraît en difficulté avec les subtilités du rôle pendant les deux premières heures. On sait quel Everest représente le personnage ! Daniel Brenna parvient enfin à l’incarner au troisième acte, en une plainte presque inépuisable en couleurs et en accents émotionnels (malgré quelques ratages mineurs – très loin de la catastrophe du premier acte avec ses fausses notes, ses aigus et ses graves introuvables, ses couleurs aux abonnés absents, sa ligne mélodique dévastée par des passages de registres chevrotants, son ambitus alors des plus limités). Le code italianisant nécessaire au chant dans les premières scènes est sans doute difficile à acquérir pour le familier du rôle de Siegfried, assez connu pour l’irrégularité de ses représentations. Une homogénéité de sa prestation demeure possible grâce à ce troisième acte inespéré en termes de présence et de capacité vocale.
L’Isolde d’Annemarie Kremer prend tout son caractère au deuxième acte, moins sorcière qu’amie salvatrice. La voix est un peu acide au début, de mince volume au premier, peu projetée malgré quelques réussites (les fameux aigus et graves de la scène de la colère et de la véhémence). Il faut dire que la soprano néerlandaise est annoncée blessée au pied et se déplace avec une canne sur scène. Elle incarne alors peut-être cette femme ordinaire amoureuse que requiert la vision de Tiago Rodrigues. La chanteuse se libérera néanmoins ensuite et sauvera littéralement par son soprano au métal parfaitement fondu, aux nuances savamment réalisées, d’une riche étoffe dramatique et lyrique l’énorme lied amoureux et méditatif du duo du deuxième acte. Sa Liebestod est superbe au troisième, une extase entièrement partagée par le spectateur, malgré le choix un peu frustrant de l’émission pianissimo du fa dièse (« höchste lust ») légendaire final.
Marie-Adeline Henry est une magnifique Brangäne. Elle colore de sa voix à l’émission naturelle et aisée, aux couleurs diaprées, à l’autorité idoine (mais quelle belle conteuse aussi ) un premier acte par ailleurs sauvé par la fosse et l’exquis chant à capella du Matelot (Kaëlig Boché, un excellent Berger également). Les deux appels du chant de l’aube de l’ancienne lauréate de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris au deuxième acte ouvre l’espace comme jamais en une extase aussi mélancolique que merveilleuse, celle voulue par le compositeur. Voilà du très grand art pour la prochaine Salomé à Toulouse et qui chantera bientôt Senta. Alexandre Duhamel en Kurwenal est une vraie promesse. Il prend ses marques tout à la fin du premier (son volkslied) et au troisième acte. Il est l’ami fidèle au baryton enveloppant et cuivré, dont le medium et le bas du registre s’enrichissent, dont la projection est incontestable, se faisant vraiment marquant pendant l’agonie de Tristan.
Prises de rôles encore pour la basse David Steffens, sublime Roi Marke qui vole la vedette au plat Tristan du deuxième acte avec une classe et une vérité indéniables dans son chant aux questions restées sans réponse, ainsi que pour le Melot exceptionnel de David Ireland dont le splendide baryton resplendit et semble trop luxueux pour jouer ainsi les seconds rôles.
L’orchestre lillois fondé par Jean-Claude Casadesus sonne merveilleusement sous la battue idéale de Cornelius Meister, directeur musical de l’Opéra de Stuttgart, wagnérien accompli. Les vagues puissamment enivrantes soulevées au prélude ne retomberont jamais. Les crescendos et volutes aux cordes ensorcellent jusqu’à la résolution tonale du finale (ici serein), l’art de la transition se fait transcendant dans ce vin herbé qu’on boit avec délices, un philtre que décante le fondu des instruments et des textures (malgré une entrée du hautbois un peu hésitante au début, les bois et les vents seront superbes ensuite, citons entre autres les trompettes à l’entrée du Roi). Souvenir incroyable que ce solo bouleversant du cor anglais au troisième acte (disposé sur la seconde galerie) aux modulations et accents artistes, émotion formidable aussi qu’offre ce chœur placé intelligemment en hauteur dans la salle pour ouvrir le hors champ sonore du drame, et qui démontre qu’il est une formation de très très haute tenue. Grâce soit rendue à tous, les frissons n’ont pas manqué.
Christine Ducq | 18 mars 2024