Die Walküre
Philippe Jordan | ||||||
Orchestre de l’Opéra National de Paris | ||||||
Date/Location
Recording Type
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Siegmund | Stuart Skelton |
Hunding | Günther Groissböck |
Wotan | Egils Siliņš |
Sieglinde | Martina Serafin |
Brünnhilde | Alwyn Mellor |
Fricka | Sophie Koch |
Helmwige | Barbara Morihien |
Gerhilde | Kelly God |
Ortlinde | Carola Höhn |
Waltraute | Silvia Hablowetz |
Siegrune | Helene Ranada |
Grimgerde | Ann-Beth Solvang |
Schwertleite | Wiebke Lehmkuhl |
Roßweiße | Louise Callinan |
Commencé en 2010 avec L’Or du Rhin et La Walkyrie, poursuivi en 2011 avec Siegfried et Le Crépuscule des Dieux, voilà le Ring de l’Opéra de Paris de nouveau au programme, d’abord en version égrenée, en attendant un cycle complet en juin de cette année. Si la mise en scène n’a subi que quelques retouches, la distribution est plus profondément renouvelée, avec, il faut le reconnaître, quelques belles réussites mais aussi des regrets.
Ce qui était constant lors des représentations 2010-2011 était la qualité et la sobriété de l’accompagnement orchestral, nous faisant dire à l’issue du Crépuscule des Dieux à propos du travail du chef et de son orchestre : « Ainsi ont-ils atteint dès leur première Tétralogie un remarquable niveau de base sur lequel il leur faut maintenant insuffler plus de vie et de feu pour bâtir une mémorable interprétation ». Si on a bien retrouvé intact le « touché » du chef et la concentration sans faille de son orchestre, le surplus de flamme attendu fut absent. Ainsi de l’Orage introductif, alertement attaqué mais qui ne donnait pas envie de se mettre à l’abri, l’entrée des premiers violons passant d’ailleurs quasi inaperçue. Ainsi du début de l’Acte II bien sage, ou de la Chevauchée assez banale. Comme dans ses prestations précédentes, le chef se montra plus à son aise dans les passages lyriques et dans l’accompagnement de ses chanteurs que dans l’illustration des enjeux dramatiques des moments les plus exaltants de cette géniale partition.
Côté mise en scène les retouches, si elles ne changent pas totalement la donne, vont dans le bon sens, celui d’une simplification détournant moins l’attention du spectateur vers des détails. Ainsi, pendant l’orage, les hordes de Hunding massacrent cette fois-ci d’un seul coup, sans viols préalables, les malheureux héros dont les dépouilles ensanglantées se retrouveront entre les mains des Walkyries pendant la Chevauchée. Sitôt le coup fatal porté ils se figent tous en chiens de faïence jusqu’à l’arrivée de Hunding (ce qui est assez long). Ainsi de la présentation des Walkyries tout de blanc vêtues jusqu’à leurs escarpins, que cette fois Brünnhilde arborent également, remplaçant les pataugas dont on l’avait affublée alors, ce qui a l’insigne avantage d’éviter au spectateur de perdre du temps à s’interroger sur les pourquoi des pataugas. Le trio des jumeaux avec Hunding a perdu la pluie incessante et s’appuie fort intelligemment sur un jeu d’ombres projetant les trois personnages sur le mur de brique tout en leur conférant une autre perspective, sans doute la plus belle idée de mise en scène de la soirée, certes loin d’être novatrice, mais parfaitement mise en œuvre. A l’opposée on ne peut toujours pas sauver du naufrage la scène de la Chevauchée, exemple malheureux de ce qu’il ne faut jamais faire à l’opéra, désynchronisant totalement le texte dit, le jeu de scène et la musique. Et on ne sera pas beaucoup plus indulgent avec les lettres GERMANIA encombrant le domaine des Dieux au deuxième acte, tout autant que le ballet des athlètes masculins et féminins tout droit issus des équipes olympiques allemandes des jeux de Berlin 1938, allusions bien trop explicites et appuyées, oubliant que le Grand Art est avant tout celui de la métaphore.
La distribution ne fut pas parfaite mais globalement homogène. Au sommet, comme souvent dans cet œuvre, c’est Sieglinde qui s’imposait grâce à la superbe prestation de Martina Serafin, sans doute la plus belle voix de la soirée, capable de nuancer quand il le fallait et de faire vivre son personnage vocalement et physiquement. Son exemplaire et émouvante Sieglinde trouvait en Stuart Skelton un Siegmund peut-être moins complet mais sachant jouer avec ses forces et faiblesses pour composer un personnage crédible, même si sans doute pas assez héroïque. En face Günther Groissböck fut un Hunding solide et méchant comme on l’attend. Pas de Walkyrie réussie sans un grand Wotan qui porte sur ses épaules toute la dernière partie de l’Acte III. Ce soir Egils Silins (qui alterne avec Thomas Johannes Mayer) ne fut peut-être pas exceptionnel mais il sut justement monter en puissance pour offrir son meilleur au meilleur moment. Restent deux déceptions avec les prestations, ce soir trop courtes de voix, de Sophie Koch en Fricka, mais surtout de la Brünnhilde de Alwyn Mellor qu’on perdit complètement bien plus souvent qu’à son tour. Du coup il faut à regret admettre que c’était une Walkyrie sans sa Walkyrie, ce qui donne forcément un gout d’inachevé.
Par rapport aux saisons 2010-2011, il semble donc que nous retrouvions dans ces reprises de l’Anneau wagnérien les mêmes belles qualités du côté de l’orchestre, mais aussi les mêmes limites. Le plateau semble, pour cette Walkyrie, plus homogène mais, en tout cas lors cette soirée, pâtissait de contres performances vocales importantes, qu’on peut toujours espérer ne pas retrouver par la suite. S’il reste encore des loupés qui peuvent irriter, la mise en scène a évolué dans le bon sens, il y a même de jolies réussites et une direction d’acteur sans faiblesse, mais, du triptyque plateau vocal, partie orchestrale, scénographie, cette dernière reste la moins passionnante.
Patrick Georges Montaigu | 21 février 2013
Il y a trois ans, Günter Krämer commettait avec La Walkyrie le pire volet de son Ring : le propos y paraissait plus décousu que dans les autres journées, l’esthétique, plus hétéroclite encore, et plus fallacieux, plus faciles et plus faibles, les procédés qui se voulaient audacieux. On nous l’annonçait abondamment remaniée, on l’aurait rêvée totalement transformée.
Ne reste certes pas en 2013 tout ce qui irritait en 2010. Comme pour L’Or du Rhin il y a quelques semaines, Krämer a instillé, dans son théâtre où tout se souligne, se surligne et s’encadre en caractères gras, une dose bienvenue d’épure. A l’acte I sont davantage évacués les figurants qui empêchaient de rendre tout à fait lisible l’intrigue qui se noue, et l’histoire qui démarre. Au II et au III ont été supprimés certains des baissers de rideau par lesquels Krämer s’interdisait de donner au drame un semblant de continuité. Les pommes, les guerriers dénudés aux portes du Walhalla, le colossal « GERMANIA » qui, sous l’effet de la colère de Wotan, se transforme en « MANIA », restent des trouvailles qui ne contribuent pas à la cohérence du spectacle, mais au moins ne font-elles plus obstacle à sa lisibilité.
Ce faisant les personnages, plus présents aux yeux du spectateur, s’affirment mieux – et rencontrent souvent, en ce soir de première, des protagonistes qui les incarnent avec force. Siegmund et Sieglinde par exemple, moins prisonniers d’une destinée fatale que baroudeurs prêts à se lancer dans une torride aventure dont les péripéties importent bien plus que l’issue, sont assez inoubliables, parce qu’à cet homme de défis Stuart Skelton, immense, apporte la vaillance de son timbre, la fermeté de ses aigus volontaires, le puissant impact de sa projection, parce qu’à cette femme blessée Martina Serafin donne l’éloquence de son phrasé et la pleine maturité de sa voix généreuse (aux aigus parfois trop hauts, tant pis). Ils ont face à eux l’étonnant Hunding de Günther Groissböck, silhouette nerveuse et émaciée de délinquant impulsif à cent lieues scéniquement des vieillards hirsutes imposés par la tradition, vocalement pas avare de graves, ni de profondeur, ni de legato.
La Walkyrie, me direz-vous, c’est Brünnhilde : Alwyn Mellor fait dans ce rôle ses premiers pas sur la scène de l’Opéra-Bastille, et pour toutes les représentations, à cause du forfait de Janice Baird. A la soprano britannique ne manquent ni la technique ni la solidité : la verticalité de ses « cris de guerre » ne lui posent pas plus de souci que l’horizontalité de sa confrontation à Siegmund. Ne lui manque pas non plus la juvénilité presque naïve qu’on oublie trop souvent d’accoler à un personnage de presque adolescente. Ce qui manque ? Un instrument plus séduisant, moins métallique, mieux timbré, qui donnerait à cette belle wagnérienne ce qui signale les plus grandes. De même qu’un peu plus de chaleur dans la voix et qu’un autre sens du mot rendraient franchement magnifique le très bon Wotan d’Egils Silins, que la longueur de son rôle ne fait pâlir à aucun moment. Pâlit seule Sophie Koch, véhémente pourtant, mais plus à l’aise dans la Fricka du prologue que dans celle de cette première journée, qui demande un autre volume, et des graves moins sourds.
L’orchestre lui ne pâlit surtout pas, que le public gratifie d’une standing ovation. Les cordes, il est vrai, déroulent à des cuivres presque impeccables un tapis moelleux. Les musiciens de l’Opéra maîtrisent bien leur Ring, c’est évident, ce dont Philippe Jordan doit être remercié. Mais au chef échappent toujours les arêtes du drame, ses tensions, ses emportements passionnés, tout ce premier degré en somme, qui seul donne sa pleine mesure à l’étrange décorum wagnérien. Tout ce qui ne peut être atteint en ne cherchant, avec une superbe hauteur de vue, qu’à ciseler des sonorités enchanteresses. Que d’élégance corsetée, où il faudrait des peaux de bête, des couteaux ensanglantés qui sèchent près de l’âtre, et des cornes d’auroch remplies de cervoise fraîche. Puissent les murmures de la forêt, le mois prochain, regorger d’autres mystères…
Clément Taillia | 17 Février 2013
De beaux moments quand même
Non, on n’entonnera pas la sempiternelle litanie de la décadence du chant wagnérien. On en voudra surtout à l’Opéra de Paris de n’avoir pas su trouver des chanteurs adéquats – on affiche, ailleurs, Nina Stemme, Jonas Kaufmann, Albert Dohmen ou Bryn Terfel… Question de puissance ? D’abord de tessiture. Il faut, pour La Walkyrie, des voix au médium et au grave bien assis : rien à voir, pour Brünnhilde, entre le cri de guerre, aux redoutables aigus, et l’annonce de la mort, qu’un mezzo chanterait sans difficulté ; Wotan est un baryton-basse, un hoher Bass, comme disent les Allemands ; Siegmund a une tessiture très centrale. Or Alwyn Mellor ne possède que la moitié des notes de la vierge guerrière, Egils Silins semble plutôt fait pour Kurwenal ou Amfortas, Suart Kelton manque de soutien dans le cœur de la voix. Autant dire que le « Siegmund, sieh auf mich », une partie de la confession de Wotan, le récit de Siegmund, nous laissent sur notre faim.
Ailleurs, ils offrent heureusement de beaux moments. Le ténor australien nuance son Wälsung, phrase son hymne au printemps, handicapé malgré tout par une émission trop en arrière. Le troisième acte réussit mieux à Alwyn Mellor que le deuxième, inauguré par des « Hojotoho » arrachés : elle réussit même à y émouvoir. Il n’empêche : l’inadéquation des moyens à l’emploi reste évidente. Egils Silins se trouve également beaucoup plus à l’aise sur le rocher, donne une belle présence au père et au dieu, fait vite oublier un Or du Rhin trop pâle. Ce troisième acte, de plus, révèle pleinement la Sieglinde irradiante de Martina Serafin – il flatte beaucoup son soprano lumineux, probablement plus adapté à Elisabeth ou Elsa. C’est, nonobstant quelque faiblesse, chez elle aussi, du bas de la voix, la meilleure de tous, victime de la brutalité du Hunding noir de Günther Groissböck. Sophie Koch, enfin, séduit beaucoup moins que dans L’Or du Rhin : la voix vibre beaucoup trop, comme si elle cherchait la tessiture de Fricka, peut-être moins adaptée aujourd’hui à son évolution.
Bref, le compte n’y est pas vraiment, d’autant plus que Philippe Jordan déçoit, cette fois – mais on gagne rarement à l’entendre un soir de première. La magnifique performance orchestrale, très applaudie par ses musiciens, va de pair avec un manque d’urgence dramatique qui rend le premier acte ennuyeux – le récit de Siegmund, déjà vocalement problématique, tombe à plat. La direction se tend davantage ensuite, mais manque de souffle.
La mise en scène ? Certes Günter Krämer a modifié tel ou tel détail, plus que dans L’Or du Rhin, il a, ici aussi, affiné sa direction d’acteurs. Mais l’omniprésence des pommes de Freia ne pèse pas moins lourd, les Walkyries ne prêtent pas moins à sourire lorsqu’elles s’affairent à la toilette des guerriers destinés au paradis des héros… Cette lecture ne trouve pas sa voie entre la grandiloquence, le réalisme distancié jusqu’à la parodie, les références à l’histoire allemande – ou plutôt aux histoires allemandes. Il y a trop et pas assez, comme si, au lieu de proposer autre chose, la production se contentait de digérer – ou de recycler – des choses déjà vues depuis des décennies. L’inverse du Parsifal revu par Stefan Herheim à Bayreuth, par exemple, qui a su trouver une unité en parcourant l’Histoire. On s’accroche toujours désespérément à quelques bonnes idées : Wotan montrant à Fricka le cadavre de Siegmund, dont il prend congé, comme de Brünnhilde, à la fin de l’opéra. Attendons Siegfried, maintenant.
Didier van Moere | Paris Opéra Bastille 02/17/2013
Rafraîchissement relatif – Compte-rendu
Oui, Günter Krämer a revu sa copie pour Walküre, Notung n’est plus à la même place, l’action est constamment à l’avant-scène, ce qui souligne encore une fois le propos didactique, principale et quasiment unique qualité de cette régie univoque, assez terne même si l’on sentait le metteur en scène plus impliquée dans la direction d’acteur.
Mais parfois les changements minorent son propos, comme durant la Chevauchée : la disparition des tables où les Walkyries lavaient les morts enlève le rythme de l’ensemble, et l’impossible bataillon de chasseurs finlandais met sa pitoyable chorégraphie martiale tout en avant de la scène, rendant l’action peu claire au point qu’on ne voit pas surgir Sieglinde. Sieglinde, c’est Martina Serafin qu’on avait peu goûtée en Floria Tosca mais qui la soirée durant nous a émerveillé par la beauté de son chant – elle ne renonce pas à son art straussien, une ombre de Maréchale passe sur sa voix, paradoxe elle n’est jamais incongrue appliquée à l’écriture wagnérienne – et par la vérité de son personnage. D’ailleurs les Wälsungen sont gâtés, Stuart Skelton campant un Siegmund ardent et pourtant fragile mais pas vocalement : ses aigus sont dardés, ses « Wälse ! » profonds, intenses, évitant le cri pour mieux invoquer, la ligne toujours musicale sinon le timbre absolument séduisant. Rien que des lauriers pour le Hunding de Günther Groissbock, basse à la Ridderbusch qui mord dans ses mots et joue la brute totale : on adore. L’autre miracle de la soirée, c’est la Fricka de Sophie Koch, implacable sans hystérie, déesse avant tout, qui semblait marcher dans les traces de Christa Ludwig, noblesse de ligne, clarté des mots, éloquence du timbre, un modèle.
Hélas le Dieu et sa créature n’étaient pas de la même eau : Durant tout le II Egils Silins campait un Wotan absent, physiquement, mais aussi vocalement ; il se reprenait au III, mettait de la noblesse à son personnage et à son chant, sans pourtant parvenir à nous faire partager ses ires. Sans doute Brünnhilde vient un peu tôt dans la carrière d’Alwyn Mellor. Ce ne sont pas les aigus qu’on lui chicane, mais bien le medium où se joue une grande part du rôle, et de l’incarnation. Mais qu’elle est bonne fille et vaillante ! On la suivra. Des Walkyries bien appariées emmenaient la chevauchée malgré un Philippe Jordan prudent, qui confondit la soirée durant lenteur et profondeur, peu aidé par un orchestre qu’on sentait fatigué, peu impliqué et en sonorités rêches.
Jean-Charles Hoffelé | Paris, Opéra Bastille, 20 février
Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre…
Deuxième escale, première journée, la reprise de la Tétralogie du Ring du Nibelung se poursuit à l’Opéra Bastille. L’Or du Rhin n’avait guère apporté de changement par rapport à la version d’origine. Suite aux critiques assassines dont fut gratifiée la réalisation de La Walkyrie en juin 2010, le metteur en scène Günter Krämer avait assuré qu’il reverrait sa copie. Il a partiellement tenu parole sans pour autant renoncer à ses obsessions.
Le changement le plus radical vient plutôt du public. Alors que la production avait engendré des rafales de huées il y a trois ans au soir de sa première, les spectateurs (habitués ? assagis ?) lui ont cette fois réservé un bon accueil avec des pointes d’enthousiasme pour le chef d’orchestre et les chanteurs.
Krämer fait partie de cette génération d’Allemands qui ont mal à l’Allemagne de leurs pères. Wagner, idole d’Hitler, appartiennent tous deux aux ombres qui hantent leur mémoire La honte se mêle au mépris. Pour Krämer, les héros de cette course au pouvoir sont des médiocres, des mafieux sans foi ni loi pour lesquels seul compte le profit. Sa mise en scène veut les mettre à nu, dans tous les sens du terme.
Beaucoup de détails superfétatoires ont été gommés, les tableaux gagnent en netteté, les éclairages plus raffinés en subliment souvent l’impact. La direction d’acteurs fouille davantage la psychologie attribuée aux personnages. Grands sentiments, vrais sentiments pour Siegmund et Sieglinde, les amants incestueux, cynisme glacé de Wotan, brutalité quasi bestiale pour Hundig, l’époux de Sieglinde, avec sa mèche baladeuse sur le front et l’ombre d’une moustache au-dessus des lèvres – le cousinage est criant ! -…
Les marottes de base toujours là
Mais les marottes de base sont toujours là, l’étalage des pommes qui roulent sur le sol, la crinoline rouge sang de Fricka et surtout les nus : dès l’ouverture, sur l’escalier monumental du futur Walhalla une meute de guerriers massacre une bande d’hommes à poils qui s’écroulent sur les marches dans des poses caravagesques. Au moment clé de la chevauchée des Walkyries, toujours dans une morgue mais cette fois sans brancards, les guerrières, toujours déguisées en infirmières chantent les exploits de leurs montures en astiquant à même le sol les cadavres nus de leurs héros, tandis qu’en fond de scène une foule de figurants en combinaisons blanches et masques à gaz rythme les cadences manu militari.
La musique fait oublier les images
La musique heureusement fait oublier les images. Philippe Jordan en a poli toutes les facettes, taillé les saillies, velouté les rondeurs. Du bel ouvrage très justement acclamé. Comme les chanteurs, avec en tête les frère et sœur Siegmund et Sieglinde qui ont trouvé en Stuart Skelton et Martina Serafin des doubles idéaux. Egils Silins campe un Wotan voyou opportuniste au timbre net, la Brünnhilde d’Alwyn Mellor lance ses aigus dans les cintres et écrase ses graves au sol.
Caroline Alexander
Objet de sarcasme à sa création il y a trois ans, le travail de Günter Krämer fut depuis lors si bien modifié en profondeur qu’il permet désormais d’en saisir les points forts et les points faibles, en dehors de toute polémique. Cette vision scénique se plait à manipuler les concepts politiques et poétiques sans jamais privilégier une approche bien définie. À ce titre, son tort véritable est sans doute de superposer trop d’éléments signifiants. Le massacre des Wälsungen lors du prélude est stylisée par l’utilisation du grand escalier (emblématique de cette production) sur lequel les cadavres sont exposés durant tout le premier acte, allusion transparente à la cruauté d’un massacre de civils dans un pays en guerre. Dans cette mise en scène, les symboles sont nombreux et leur imbrication les rendait souvent illisibles lors de la première édition. Avec la disparition des murs recouverts de crânes de béliers ainsi que du tableau que Siegmund devait déchirer pour arracher Nothung, les niveaux symboliques s’allègent et la lecture est plus évidente.
De bonnes et belles idées toutefois, tel cet hypnotique soleil blanc, baigné par des rideaux liquides ou ce verger japonisant vers lequel s’enfuient les jumeaux et qui revient à l’Acte II pour servir de cadre à des Walkyries devenues Hespérides. On devine le rapport entre les éléments mais l’interprétation de ces images se perd en hypothèses et conjonctures : le jardin d’Eden, le fruit défendu, le péché originel, etc. Quel lien entre l’arbre de la connaissance et les pommes d’or, symboles de l’éternité des dieux ? Krämer utilise certainement le fait que Freia, gardienne des pommes sacrées, est une walkyrie dans la mythologie nordique (orthographiée Freyja). Krämer fait sienne une idée née chez Chéreau qui consiste à éviter les poncifs et les artefacts wagnériens afin de privilégier le jeu théâtral : sitôt arrachée, Nothung n’est pas brandie mais posée à terre, ainsi que le casque ailé, la cuirasse de Brünnhilde ou la lance de Wotan. La construction autour d’éléments récurrents garantit la cohérence du projet.
Ainsi, l’immense escalier vers le Walhalla à la fin de Rheingold qui ressurgit ici, au début du II, Erda qui traverse la scène à la fin du III ou bien encore le mot GERMANIA dont Wotan, dans sa fureur, détruit les trois premières lettres comme pour mieux illustrer le message qu’il veut transmettre. Une bonne chose en revanche, la lourdissime scène finale ne vient plus imposer le spectacle de ce soleil devenu noir et d’une forêt désormais calcinée, les hommes contemplant le désastre et Brünnhilde, effrayée par ce cauchemar, se réfugiant sous la table. Place à une dimension que n’aurait pas reniée le Neues Bayreuth sous Wieland Wagner. L’escalier – plus que jamais Gradus ad Parnassum – est magnifié par l’immense embrasement du disque solaire placé à l’arrière. Un rouge incarnat se répand dans la salle, la couleur ne faisant qu’une avec la fumée qui envahit la salle. C’est magistral et sans doute l’un des plus beaux moments de la soirée. Pourquoi donc, malgré un éclairage plus subtil, avoir conservé cette inutile chorégraphie hippique en arrière-scène du prélude du troisième acte, tandis que de musculeuses infirmières thaumaturges nettoient à la chaîne les cadavres de guerriers parvenus au Walhalla ?
Côté voix, l’homogénéité est un cran en dessous de ce qu’on y entendait naguère. La Brünnhilde d’Alwyn Mellor fait regretter la solidité de Katarina Dalayman. Le soprano anglais remplace au pied levé Janice Baird, souffrante. On ne saurait trop lui en vouloir de ne pas incarner pleinement le format attendu dans un tel rôle. Seule passe l’annonce de la mort qui fait oublier la déchirure des cris de joie et le manque d’engagement au III. Stuart Skelton est un Siegmund très volontaire, à qui on ne pourra pas faire le reproche de chanter en-deçà de ses possibilités. Ses deux « Wälse ! » entament largement ses réserves, mais qu’importe ! tout juste si le récit mériterait davantage de volume et des couleurs moins stéréotypées, à la différence de Robert Dean Smith. Face à lui, la Sieglinde de Martina Serafin est impressionnante d’énergie et de maturité. Les aigus sont souvent attaqués trop hauts mais la ligne est d’une stabilité à toute épreuve. Elle succède à Ricarda Merbeth qui avait déjà fait belle impression. Günther Groissböck est fort heureusement remis de son Rheingold. Il est un Hunding à la noirceur plus brutale que véritablement perverse. Cette méchanceté manque quelque peu à Sophie Koch, mais sa Fricka sort avec les honneurs de la représentation [lire nos entretiens avec Sophie Koch, Günther Groissböck et Martina Serafin]. Quant à Egils Silins, on ne peut que saluer sa prestation en Wotan, surtout lorsque, du haut de son escalier, il se prend à penser qu’il peut aller tutoyer les sommets. Le vibrato est séduisant, même s’il manque du volume qui lui permettrait de remplir le grand vaisseau de Bastille. Nul doute que Thomas Johannes Mayer, avec qui il partage le rôle et qui chante prochainement à Genève, imprimera certainement un tout autre style…
La direction subtile et raffinée Philippe Jordan travaille la ligne dans le sens de fiévreuses pâmoisons, points d’arrêts et relances inouïes. La petite harmonie est à la fête, timbres et plans sonores s’étagent de façon exceptionnelle. Cette conception ouvragée trouve ses limites au II, faisant paraître verbeux les passages récitatifs essentiels à la tension dramatique. L’interprétation n’est jamais décantée mais demeure objective. Les périlleux passages aux cors à la conclusion du III sont abordés fort prudemment : on est un soir de première et cela s’entend. Moins débridée que son Or du Rhin [lire notre chronique du 4 février 2013], cette Walkyrie renoue avec des principes chambristes qui placent la précision au même rang que l’émotion. La maturité a fait son œuvre et continuera sans aucun doute à faire de ce Wagner une pierre angulaire du style musical que le chef suisse cherche à imposer.
david verdier | Auditorium Bastille 17 février 2013