Die Walküre

Philippe Jordan
Orchestre de l’Opéra National de Paris
Date/Location
21/24 November 2020
Opéra Bastille Paris
Recording Type
  live   studio
  live compilation   live and studio
Cast
Siegmund Stuart Skelton
Hunding Günther Groissböck
Wotan Iain Paterson
Sieglinde Lise Davidsen
Brünnhilde Martina Serafin
Fricka Ekaterina Gubanova
Helmwige Regine Hangler
Gerhilde Sonja Šarić
Ortlinde Anna Gabler
Waltraute Ricarda Merbeth
Siegrune Julia Rutigliano
Grimgerde Noa Beinart
Schwertleite Katharina Magiera
Roßweiße Marie-Luise Dreßen
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forumopera.com

Rallumer le feu

Etrange, cette renaissance de l’Opéra de Paris. Voici donc la Walkyrie annoncée, différée, quasi annulée, reprise, remise, et enfin donnée. Dans une Bastille déserte, dont les accès principaux sont fermés, on se glisse jusqu’au premier balcon pour assister à ce qui ressemble à une répétition de concert – musiciens en bras de chemise, entrées et sorties au fil de l’eau – mais qui est en fait une captation en une seule prise dans ce studio géant et plus glacé que jamais.

Sortant de son long sommeil, l’orchestre, ce soir-là, ne joue pas Wagner : il le dévore, le secoue, le transperce. C’est une faim, c’est une joie. Sur la vaste scène, dans un dispositif physique marqué par la distanciation sociale, l’orchestre s’embrase comme un morceau d’étoupe aux premières mesures de la course folle de Siegmund. De cette coulée de lave, Philippe Jordan s’ingénie à sculpter les détails. Tantôt il dissocie les couleurs, tantôt il les assemble, il obtient aussi bien l’embrasement inouï de la Chevauchée que les insinuations amères des dialogues de Fricka et Wotan, et tant d’autres détails sertis dans un propos qui ne cesse d’avancer, de raconter, d’exprimer.

De cette capacité de l’orchestre et de son chef à ouvrager la partition sans jamais en perdre la flamme surgit à plusieurs reprises quelque chose qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps dans cette œuvre, ni peut-être même à l’opéra en général : une humanité profonde et grave. Nous ne sommes plus au théâtre, dont tous les prestiges ont été démontés, défaits, dont la déroute logistique est consommée (malheureusement pour Calixto Bieito), mais dans un moment où la puissance symphonique atteint aux confidences de la musique de chambre, et nous atteint directement, sans écrans ni maquillages. Nous voici au cœur.

On a beaucoup glosé sur les changements de distribution. L’annulation in extremis de Jonas Kaufmann eût en d’autres temps été un désastre commercial. Elle semble ici n’être qu’une péripétie de plus – mais l’on regrette vivement qu’il n’ait pu frotter son Siegmund de chair et de sang aux sortilèges de Philippe Jordan et de l’orchestre : quelques fulgurances en fussent assurément sorties. Stuart Skelton offre néanmoins une prestation de très haut vol en parfait expert du rôle que, seul, il interprète par cœur. Si le timbre parfois s’engorge, il est aussi capable de velours, et le legato de violoncelle que l’artiste travaille visiblement (jouant de ses mains comme un archet) fait vibrer le personnage. Il n’a pas besoin de forcer sa voix pour faire de Siegmund un héros : aussi peut-il en dévoiler la part sensible.

C’est à la même discipline que s’astreint Iain Paterson. Familier de Wotan, il n’a pas le timbre de cuivre de bien d’autres. C’est un Wotan diseur. L’allemand de cet Ecossais est sans faille, et détaillé avec un soin de Liedersänger. La projection n’est pas immense, mais la phrase est pesée et sentie, et il se permet un Sprechgesang que peu de barytons oseraient dans ce rôle : chanter Wotan ainsi sur le fil est un pari de souffle et de sens, que Jordan accompagne avec une attention maniaque. Cela donne parfois l’impression que le chanteur travaille surtout pour le micro, et après tout comment lui donner tort, puisque la salle est vide ? En dieu trop humain, déliquescent et éperdu, il est exceptionnel et ne peine à convaincre que si l’on aime son Wotan de bronze et de ténèbres.

En Hunding, Gunther Groissböck est presque trop noble de ton et de style. Mais il compense par une noirceur de timbre et un mordant d’articulation qui sont des plus grands – quelque chose comme un Gottlob Frick mieux peigné. Il est de ceux ce soir-là qui perdent un peu à n’avoir pas chaussé les cothurnes : la bête de scène est retenue par ce dispositif singulier. Il en va de même de Martina Serafin, Brünnhilde enflammée et sanguine, adamantine de timbre, échevelée d’intentions, dont on sent bien qu’elle se roulerait par terre si elle le pouvait, en vierge sacrifiée – la parfaite rectitude de son chant offre néanmoins une Brünnhilde lumineuse, sorte d’Elsa de Brabant montée à cheval. En Fricka, Ekaterina Gubanova est, elle, toute d’austérité et de fermeté. Elle ne tente pas de surjouer un rôle qui, on le sait, verse trop souvent dans la matrone indignée : elle est au contraire d’une justesse de ton absolue et à cet égard consonne merveilleusement avec Paterson, tous deux entremêlant leurs phrases avec un sens parfait de la nuance et du mot qui frappe. Les huit Walkyries, chantant depuis la salle, sont parfaitement épiques – avec, petite curiosité, une invraisemblable Ricarda Merbeth en Helmwige.

Cette équipe aurait dû être rejointe par une Eva-Maria Westbroek empêchée, si on a bien compris, parce que cas contact. Ce contact malheureux aura du moins permis un autre contact. Une sorte de rencontre du cinquième type. Le choc d’une comète. Bref : la Sieglinde de Madame Lise Davidsen. Vêtue ce soir-là d’une simple robe noire tombant sous le genou et de sobres baskets, elle ressemblait à une étudiante ne sachant trop quoi faire de ses longs bras. Son entrée en matière est modeste, effacée : une jeune femme entend une présence chez elle. Elle qui vit dans la peur et le dénuement soudain se met à vibrer doucement. Cette vibration ne fera que grandir. La modeste lueur qui est en elle depuis toujours va devenir brasier. Sous nos yeux. Sous nos oreilles, si j’ose dire. Evidemment, la voix est grande, puissante, saturée d’harmoniques qui font trembler les murs. A son sujet on parle d’un retour à l’âge d’or du chant wagnérien. Mais c’est plus que cela, Lise Davidsen. C’est le plus ravageur incendie vocal entendu depuis longtemps. C’est une transcendance vocale qui vous arrache du sol. Son « Hehrstes Wunder » n’est pas seulement un miracle de son mais un miracle d’émotion qui vous emporte comme un fleuve et vous déchire comme une lame. Et c’est peu dire : ne cédons pas au lyrisme.

Il aura fallu toute la détermination d’Alexander Neef, toute la volonté de Philippe Jordan et toute la mobilisation des forces de l’Opéra de Paris pour que cette représentation soit sauvée des eaux. Annulée, elle aurait été regrettée comme d’autres l’ont été. Jouée, elle démontre avec éclat que cette maison est encore la cave aux trésors dont nous avons tant besoin dans ce monde bien aride.

Sylvain Fort | 22 Décembre 2020

olyrix.com

La Walkyrie chevauche de la Bastille au Walhalla

Tombée de Charybde en Scylla, la production parisienne de la Tétralogie, réduite à peau de chagrin, retrouve le bonheur d’une captation audio de haut vol sous la baguette de Philippe Jordan et des remplaçants de luxe.

Rien ne lui aura été épargné. Prévue comme l’aboutissement des mandats de Stéphane Lissner et de Philippe Jordan, la production de la Tétralogie devait d’abord être mise en scène par Calixto Bieito. Las, le premier confinement et les travaux automnaux de Bastille auront d’abord eu raison de la version scénique. Grâce à la ténacité du Directeur musical, le Ring parvenait à se maintenir en version concert, jusqu’à ce que le second confinement le prive de public. Une captation audio en direct était alors prévue. C’était sans compter sur des cas de Covid parmi les artistes, entrainant un retard dans les répétitions et l’obligation de jouer les œuvres dans le désordre, pour une diffusion ultérieure. Buvant le calice jusqu’à la lie, la série de concerts devait encore déplorer trois annulations, dont celle de Jonas Kaufmann. Tel le phénix, le Ring prend donc malgré tout son envol, avec des remplaçants de luxe, qui illuminent la production : Stuart Skelton en Siegmund, Lise Davidsen en Sieglinde et même Ricarda Merbeth (qui interprètera Brünnhilde dans la suite) en Helmwige (rôle qu’elle chantait à Bayreuth en 2001).

Le ténor (qui se confiait en interview à la veille de son Lohengrin in loco) parait, détaché, les mains dans les poches, tourné vers l’orchestre. Dès les premières notes pourtant ses sourcils se froncent, ses mains accompagnent les mouvements des archets, marquant les inflexions de la musique. Imprégné, parfois même exalté, Stuart Skelton déroule une partie dont il est l’un des principaux interprètes depuis sa prise en rôle en 2004. Sa voix ténébreuse jusque dans des graves affirmés s’éclaire dans l’aigu, variant les couleurs, tout comme varient les nuances depuis des piani délicats jusqu’à de résonnants forte, ou encore les intensions depuis des scansions explosives jusqu’à de délicats legati. Si l’auditeur de France musique percevra cette musicalité, il ne verra pas ses regards facétieux lancés à ses partenaires pour partager le plaisir d’être ensemble à produire de la belle musique.

Sa sœur jumelle, Sieglinde, bénéficie d’un remplacement non moins qualitatif. Lise Davidsen, d’abord aussi timide que son personnage, s’affirme au fil de l’œuvre jusqu’à lancer des aigus puissants et longs, charnus et riches en harmoniques. La lauréate de la compétition Operalia 2015 expose une voix ample mais légère au vibrato vif et vivace. Günther Groissböck prête sa voix tonnante et sombre au dangereux Hunding. Les mains placées sous les aisselles à chaque intervention, les muscles tendus, il déploie de larges résonateurs. Imprégnant son chant d’un théâtre éloquent, il s’appuie sur un phrasé long et une diction très articulée (ses r sont ainsi roulés sur cinq battements de langue).

En Brünnhilde, Martina Serafin fait son entrée sur d’agiles cris de guerre, qui laissent vite place à un phrasé voluptueux. Sa voix est ferme, son vibrato fin et son timbre fleuri, avec une pointe d’amertume. Si le maître des dieux Wotan se trouve en mauvaise posture dans l’opus, il en va de même pour son interprète, Iain Paterson. Son timbre mat, malgré l’eau pétillante dont il humecte ses muqueuses entre chaque intervention, peine à dépasser le torrent orchestral. Ce n’est que lorsque ce dernier se tarit, lors des adieux, que sa voix, moins forcée, gagne en brillance. La beauté du timbre s’affirme alors et le phrasé gagne en poésie. Sa femme, Fricka, prend les traits d’Ekaterina Gubanova, dont les aigus fins sont maîtrisés quelles que soient les nuances. Son timbre velouté est épicé par une diction cinglante et une incarnation vibrante.

Les walkyries forment un octuor charmant, mené par la Helmwige de Ricarda Merbeth, qui voltige sur des aigus fins aux intenses trilles et par Sonja Šarić en Gerhilde, qui se montre sonore de sa voix capiteuse. Elles sont accompagnées de Christina Bock, Waltraute à la voix corsée dans le médium et brillante dans l’aigu, Anna Gabler (Ortlinde) qui projette efficacement une voix fine et ciselée, Marie-Luise Dressen (Rossweisse) au timbre acidulé, Julia Rutigliano (Siegrune) aux graves cuivrés mais pas toujours assez projetés, Noa Beinart (Grimgerde) au timbre de braise et Katharina Magiera (Schwertleite) à la voix ample et sombre.

Tandis qu’Alexander Neef, Directeur des lieux présent dans la salle, bat la mesure d’une main légère en fin mélomane, Philippe Jordan, grand artisan de cette captation, s’appuie sur des gestes saccadés, expressifs et vigoureux, chantant en même temps que les solistes, s’accroupissant avant de se tendre vers ses musiciens, une main exaltant largement les élans des cuivres tandis que la baguette bat de l’autre, minuscule, pour maintenir en même temps la subtilité des cordes. La puissance des phrasés s’allie à la finesse des nuances pour construire une interprétation trépidante et passionnante. Le duo entre Siegmund et Brünnhilde, tout comme les adieux de Wotan, sont ainsi un trésor de délicatesse.

Reste maintenant à attendre la diffusion du cycle sur France Musique, du 26 décembre au 2 janvier. D’ici là, le confinement sera levé et les théâtres auront de nouveau accueilli du public.

Damien Dutilleul | 25/11/2020

Rating
(6/10)
User Rating
(3/5)
Media Type/Label
Technical Specifications
566 kbit/s VBR, 44.1 kHz, 892 MByte (flac)
Remarks
Broadcast (France Musique, transmission date: 28 December 2020)
A live compilation from the dress rehearsal (21 November) and the concert performance (24 November 2020)
This recording is part of a complete Ring cycle.