Die Walküre
![]() | Yannick Nézet-Séguin | |||||
Rotterdam Philharmonic Orchestra | ||||||
Date/Location
Recording Type
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Siegmund | Stanislas de Barbeyrac |
Hunding | Soloman Howard |
Wotan | Brian Mulligan |
Sieglinde | Elza van den Heever |
Brünnhilde | Tamara Wilson |
Fricka | Karen Cargill |
Helmwige | Jessica Faselt |
Gerhilde | Brittany Olivia Logan |
Ortlinde | Justyna Bluj |
Waltraute | Iris van Wijnen |
Siegrune | Maria Barakova |
Grimgerde | Ronnita Miller |
Schwertleite | Anna Kissjudit |
Roßweiße | Catriona Morison |
Yannick Nézet-Séguin dirige une Walkyrie au-delà du chant au TCE
S’il y a un compositeur dont les opéras se prêtent parfaitement à la version de concert, c’est bien Wagner. Comme tout le drame de l’action est contenu dans sa musique, qui décrit les moindres sous-entendus de l’intrigue via les leitmotive, voir hors de la fosse la petite centaine de musiciens requise permet d’en apprécier tous les détails. En ce samedi soir, la scène du Théâtre des Champs-Élysées est ainsi submergée d’instruments : une horde de six harpes l’illumine d’éclat dorés tandis qu’une forêt d’instruments à vents, dont l’orée est plantée de trois bassons, la recouvre d’une végétation brillante.
Deux ans après avoir proposé dans les mêmes conditions L’Or du Rhin introductif de la Tétralogie, l’Orchestre philharmonique de Rotterdam revient pour La Walkyrie et livre avec justesse toutes les émotions de l’ouvrage, avec une appétence pour le tragique. Dès les premières notes, le raclement granuleux des contrebasses et violoncelles nous plonge dans la forêt terrifiante qui abrite le repère de Hunding. On admire plus généralement la cohésion des pupitres de cordes, avec un son homogène et plein. Les climats graves ou funèbres définis par les bassons, cors et trombones sont bouleversants dans le deuxième acte pendant le récit de Wotan et la marche funèbre de Siegmund. La disposition des tuben au fond de la scène de manière centrale plutôt que sur un côté est une idée convaincante : leurs interventions semblent émaner de l’au-delà et portent l’œuvre dans l’obstination du motif de la fatalité.
Au-delà de ces qualités au niveau des pupitres, la grande prouesse orchestrale de la soirée est la cohésion générale qui se dégage de l’ensemble. Tous les musiciens répondent à la direction de Yannick Nézet-Séguin comme un seul homme, avec une fluidité exemplaire. À cet égard, l’attendue chevauchée des Walkyries, jamais pesante et toujours portée vers l’avant malgré un tempo raisonnable, est une franche réussite : on a véritablement l’impression de monter un fier destrier. Très sollicité par son ancien directeur musical, l’orchestre garde la plupart du temps un son riche, bien que parfois le brillant presque clinquant encouragé par le chef lui fasse perdre en volupté et en mystère.
La distribution de cette Walkyrie est un autre coup de maître, avec autant d’artistes d’exception que de rôles. Stanislas de Barbeyrac, avec quelques dérives belcantistes de certaines attaques par le bas et ses mezza voce poétiques, propose un Siegmund volontaire et sensible qui prend position avec engagement. Il lui faut bien une épée magique pour ne pas trembler devant le musculeux Soloman Howard : la voix puissante de la basse américaine rend toute la rusticité brutale d’un Hunding à la prononciation agressive. Tiraillé entre les deux camps, le Wotan de Brian Mulligan n’est hélas pas aussi captivant. Son timbre forcé à partir de la nuance mezzo forte rend son écoute presque pénible sur le long terme, malgré un jeu théâtral qui expose clairement les maux qui le rongent.
La Fricka de Karen Cargill qui lui tient tête est irrésistible, alliant à une musicalité qui exacerbe le contenu de ses paroles un langage corporel impérieux capable de plier n’importe quelle volonté. Avec un tel charisme, on peut comprendre que Brünnhilde cherche à l’éviter. Dans ce rôle, Tamara Wilson, qui continue de montrer au public parisien qu’elle peut chanter tous les répertoires, fait elle aussi corps avec le texte, depuis ses sourires enjoués d’enfant guerrière au chagrin du bannissement en passant par bien des émotions. De la puissance et de la tendresse dans la voix, sans faiblesse de registre : tout est là pour une incarnation idéale de la walkyrie préférée de Wotan. Ses huit consœurs font elles aussi parler leur puissance vocale au cours d’une chevauchée mémorable au déferlement de décibels grisant. La Sieglinde qu’elles décident de sauver est interprétée en toute subtilité par Elza van den Heever. Sa technique vocale à toute épreuve lui permet de ménager une progression intéressante : d’abord très sage et soumise aux événements, elle libère peu à peu sa puissance vocale et son expressivité jusqu’à un motif de la rédemption par l’amour à en perdre la tête.
Au-delà du chant, tous les personnages sont incarnés dans un engagement complet de leurs interprètes, au point que le spectateur, plongé dans l’éloquent univers orchestral wagnérien, comprend tous les mécanismes psychologiques qui les caractérisent. On en oublie presque que c’est un opéra qui se joue « normalement » avec mise en scène : on s’en sera passé sans aucun désagrément ce soir.
Pierre Michel | 05 Mai 2024
Une grande soirée Wagner
Après Rotterdam, Baden-Baden et Dortmund, cette version de concert de La Walkyrie arrive sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées : la distribution, pleine de promesses, et la présence Yannick Nézet-Séguin, véritable star actuelle de la direction, faisaient de cette soirée un évènement attendu.
Côté voix, après Florestan (Fidelio de Beethoven) ou Don José (Carmen de Bizet) et Erik dans Le Vaisseau fantôme l’année dernière à Berlin, Stanislas de Barbeyrac poursuit son exploration d’un répertoire plus dramatique avec Siegmund. Dans la salle du TCE, la voix possède assurément l’impact attendu dans le medium et jusque dans le grave, avec un allemand soigné et expressif, mais l’aigu manque de lumière et les fameux “Wälse” (ces appels à son père) sont un peu en retrait. Le ténor est concentré dans le finale du premier acte qui le pousse aux limites de son instrument. C’est finalement au deuxième acte que le chanteur révèle ce qu’il peut apporter au rôle : un talent de conteur, l’ombre de son timbre peignant un héros désespéré, prêt à la mort, très touchant dans son amour pour Sieglinde.
Il est difficile de croire qu’Elza van den Heever s’essaye elle aussi pour la première fois lors de cette tournée à son rôle (Sieglinde) tant elle paraît en maîtriser toutes les nuances. La voix est prudente, prenant le temps de se déployer tout au long de l’opéra, le timbre vibrant et accroché très en hauteur va s’éclairant et se densifiant alors que s’affirme le personnage, trouvant dans un souffle impressionnant puissance et sérénité. Du haut de sa silhouette de tragédienne, la soprano fait exister en quelques gestes la peur de l’épouse maltraitée, le frémissement de l’amoureuse et le désespoir de celle qui a tout perdu.
Comme elle, Tamara Wilson possède une voix qui, sans être torrentielle, brille sur toute la tessiture, passant l’orchestre sans forcer, d’un grave poitriné à un aigu percutant, parfois un peu strident quand le souffle s’emballe. Les attaques tout en douceur rappellent néanmoins que la soprano est également à son affaire dans le Bel Canto (comme le prouvait Beatrice di Tenda il y a quelques mois), épousant la ligne avec un allemand suave et expressif, qui n’a pas besoin d’exploser systématiquement les consonnes. Mais au-delà des qualités de l’instrument, c’est la présence de la chanteuse qui impressionne : dans son visage, dans ses gestes et même ses entrées sur scène passent toutes les émotions de Brünnhilde. Son “Hojotoho” initial est un cri de joie sauvage puis, lors de sa rencontre avec Siegmund, elle fait vivre toutes les émotions de la jeune fille, du trouble à l’exaltation, avant d’affronter Wotan avec un courage désarmant. Une incarnation d’une justesse remarquée qui lui vaut un vrai succès aux applaudissements.
Pour affronter le rôle écrasant de Wotan, l’effort physique que doit fournir Brian Mulligan prend souvent le pas sur l’interprétation. Si le grave résonne avec puissance dans le difficile début de sa tirade au deuxième acte, le baryton-basse, une main entre les côtes, tend tout son corps pour produire le son, au prix de la ligne et de la fluidité des mots. Le timbre est pourtant séduisant, rond et dense, néanmoins l’aigu est souvent couvert par l’orchestre : malgré les qualités musicales de l’interprète, la voix manque de couleurs pour dessiner la tendresse du père, et d’autorité pour en exalter toute la colère. Le public applaudit néanmoins chaleureusement un engagement total de l’artiste, visiblement ému lors du dernier baiser à Brünnhilde.
Pour compléter la distribution, Soloman Howard ne fait qu’une bouchée des répliques de Hunding, sa voix puissante possédant assurément l’autorité brutale du personnage, mais son chant heurté peine à trouver un legato plus insinuant pour tout à fait glacer le public. Quant à Karen Cargill, elle incarne avec un plaisir contagieux toutes les nuances de la déesse Fricka venue faire une scène de ménage. La voix est forte et franche, un peu brutale dans ses passages de registre, mais l’interprète parvient à la dompter, utilisant toutes ses ressources à des fins expressives.
La cohorte des Walkyries impressionne, véritable mur sonore dans les tutti : aucune voix ne vient dépareiller un ensemble à la mise en place impeccable. Le public retient les aigus éclatants de Jessica Faselt (Helmwige) ou ceux de Brittany Olivia Logan (Gerhilde), la présence dramatique de Maria Barakova (Siegrune) ou d’Iris van Wijnen (Waltraute), les graves cuivrés d’Anna Kissjudit (Schwertleite) et la justesse expressive de Ronnita Miller (Grimgerde), Catriona Morison (Roßweiße) et Justyna Bluj (Ortlinde).
À tout seigneur tout honneur, Yannick Nézet-Séguin est bien au cœur de cette soirée : il propose un Wagner en technicolor, toutes voiles dehors, portant une attention constante au son, qui vibre avec profondeur et générosité. Attentif aux chanteurs malgré de petits décalages occasionnels, le chef d’orchestre québécois privilégie l’impact émotionnel immédiat de chaque scène, construisant ainsi le troisième acte de manière haletante et sonore jusqu’au duo entre Wotan et Brünnhilde, particulièrement efficace. L’Ouverture ou la Chevauchée des Walkyries au troisième acte sont à l’image de cette direction énergique et franche, mais qui peine à ménager une progression dynamique et dramatique, le son passant souvent avant le discours ou la poésie, limitant ainsi l’émotion lors du duo final. Cependant le chef sait exalter les forces de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam qui se donnent avec un enthousiasme communicatif, malgré quelques accidents côté cuivres, mais de belles sonorités fruitées du côté des bois et des cordes.
Après deux entractes et près de 4h de musique, le public fait un triomphe à cette équipe visiblement épuisée, et heureuse.
CIM | 05/05/2024