Siegfried
Alain Altinoglu | ||||||
Orchestre Symphonique de la Monnaie | ||||||
Date/Location
Recording Type
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Siegfried | Magnus Vigilius |
Mime | Peter Hoare |
Wotan | Gábor Bretz |
Alberich | Scott Hendricks | Fafner | Wilhelm Schwinghammer |
Erda | Nora Gubisch |
Brünnhilde | Ingela Brimberg |
Waldvogel | Liv Redpath |
Stage director | Pierre Audi (2024) |
Set designer | Michael Simon |
TV director | Marcel Sijm |
Pierre Audi ne connait pas la peur
Il y avait quelques sièges vides dans la salle de La Monnaie de Bruxelles ce mercredi soir. Chose inhabituelle, surtout pour une ouverture de saison. Est-ce l’effet de l’abandon de Romeo Castellucci ? Beaucoup de wagnériens étaient attirés par l’aura sulfureuse du metteur en scène italien, et le fait qu’il ait quitté le navire en cours de route a sans doute refroidi les ardeurs. Cependant, les absents ont eu bien tort. Appelé à la rescousse il y a seulement quelques mois, Pierre Audi démontre quel grand professionnel il est. Non seulement il sauve le Ring bruxellois dans des circonstances pas évidentes, mais il fait beaucoup mieux qu’assurer l’urgence, et sa mise en scène est pleine de qualités. Pour la goûter pleinement, il faut cependant remiser au placard les attentes de relecture radicales. Si Pierre Audi intègre la modernité, c’est toujours au service de l’histoire originelle, et on ne trouvera ici aucun sous-texte, aucune référence à un autre contexte que celui de l’intrigue. Quel changement par rapport à Castellucci et à son jeu fascinant d’intertextualité ! Pierre Audi ne semble d’ailleurs rien conserver de la mise en scène des deux premiers volets (mais nous avouons n’avoir vu que l’Or du Rhin). Nous est contée l’histoire d’un adolescent qui n’en peut plus des contraintes qui pèsent sur lui et qui part à la conquête du vaste monde.
Une fois ce postulat accepté, que de joies, que de beautés ! Le décor du premier acte est splendide, et conçu de façon à multiplier les situations. C’est qu’il n’est pas facile d’animer ces 80 minutes qui voient se succéder trois duos. Mais tout s’écoule avec beaucoup de naturel, grâce aussi aux éclairages fouillés de Valerio Tiberi. En surplomb, une énorme sphère constituée de métal concassé et une tube néon symbolisent l’omniprésence de Fafner et la lance de Wotan. Le jeu d’acteur est au cordeau, et les aspects comiques de l’œuvre sont rendus avec beaucoup de finesse. Le deuxième acte, le plus délicat à réussir parce qu’il est celui qui est le plus proche d’un conte de fée, est un exploit : Audi suggère la nature avec un minimum d’effets et son Oiseau de la forêt dédoublé entre un figurant enfant et la chanteuse est une trouvaille exquise. Fafner grimé en Marsupilami blanc après que Siegfried l’ait frappé mortellement est touchant plus que ridicule. L’acte final est une apothèose : le duo Wanderer/Erda noyé dans la fumée, l’affrontement entre Siegfried et son grand-père, intense et rougeoyant, la traversée du feu magique, le sommet du rocher de la Walkyrie symbolisé par une scène d’un blanc immaculé, les effets d’ombres chinoises lors du lent dévoilement de Brünnhilde, les hésitations de celle-ci à se donner : tout fonctionne parfaitement et surtout entre en résonance parfaite avec la musique que Pierre Audi tient à coeur de servir constamment.
Il faut dire qu’en terme de musique, nous sommes particulièrement gâtés : Alain Altinoglu a mangé du lion en ce soir de première. L’orchestre de la Monnaie rugit comme un dragon, pépie comme une forêt au printemps, crache des étincelles et suit toutes les intermittences du cœur. Très attentif aux équilibres, le chef veille à ne pas couvrir son plateau et fait avancer l’action. Il a tendance à ralentir les choses à l’acte III. On comprend qu’il veuille pleinement jouir des fruits de son travail, et on le sent enivré par les sonorités sublimes qu’il tire de ses instrumentistes. Même la sonnerie d’un téléphone portable au beau milieu d’un passage périlleux ne parvient pas à déconcentrer les artistes. Chapeau bas devant la qualité de ce travail.
La distribution contient pas mal de confirmations, et quelques belles surprise. En Mime, Peter Hoare démontre une fois de plus son appropriation complète du rôle, comme dans son enregistrement avec Simon Rattle. A mi-chemin entre le Golum et un travesti sorti de RuPaul’s Drag Race, il casse littéralement la baraque. Il faut le voir claudiquer, piailler, sauter et faire mille mimiques de ses mains. La voix est idéalement celle d’un nain maléfique, dans la lignée d’un Heinz Zednik. Certes, ce n’est pas du beau chant, mais c’est crucifiant de vérité. Gábor Bretz confirme l’excellente impression laissée dans La Walkyrie, avec en plus une endurance à toute épreuve. Dès son «Heil dir, weiser Schmied» à l’acte I, on est fasciné par la moirure et la douceur de ce timbre, qui caresse, qui enveloppe, qui ordonne sans crier. Comme bâti sur des colonnes de marbre, le chanteur ne se départit jamais de cette noblesse résignée, triste, presque funèbre qui sied idéalement au dieu devenu spectateur de sa propre déchéance. Son dernier monologue, juste après la dispartition d’Erda, est un moment magique de bel canto wagnérien. Scott Hendricks, grimé comme un Freddy Kruger, est bien son jumeau maléfique, avec un timbre visqueux et une façon de cracher les mots qui exsude la haine et la jalousie. Wilhelm Schwinghammer est invité à Bayreuth depuis 2012 : on comprend pourquoi, tant son chant est sain et robuste en Fafner. Ingela Brimberg est une Brünnhilde plus lyrique que dramatique, qui a parfois un peu de mal à passer au dessus du somptueux tapis déroulé sous ses pieds par Alain Altoniglu, mais cette fragilité est bien celle d’une femme qui cède à l’amour, et les couleurs qu’elle met dans son soprano sont infiniment variées. On est impatient d’entendre ce que donnera cette orfèvrerie vocale dans les torrents du Crépuscule des Dieux.
Du côté des surprises, on rangera Liv Redpath, qu’on n’attendait pas forcément dans ce répertoire, et qui se joue avec facilité des pièges de l’Oiseau de la forêt et parvient à y ajouter une dose de sucre dans le suraigu qui est tout simplement merveilleuse. Après quelques errements, Nora Gubisch trouve dans Erda un rôle à la mesure exacte de ses moyens, même si on peut la trouver un peu trop humaine pour une déesse. Le Siegfried du jeune Magnus Vigilius est une révélation. d’abord, il a l’âge et le physique du rôle, ce qui n’est pas courant. Et la voix est à l’avenant : juvénile, éclatante, souple, gorgée de lumière. Evidemment, un interprète aussi jeune ne peut presque jamais prétendre avoir toutes les notes de la scène de la Forge, par exemple, où on sent qu’il se ménage. Mais le deuxième acte le révèle parfaitement à son aise lorsque l’orchestre s’allège, et il gère son effort avec beaucoup d’intelligence au troisième acte pour parvenir frais jusqu’au duo final, où ses aigus n’ont rien perdu de leur éclat. Un nom à retenir pour tous les wagnériens, et un spectacle qui fait bien mieux que sauver les meubles : c’est à un vrai nouveau départ que La Monnaie nous convie en ce début de saison. Les spectateurs enthousiastes et debout l’ont confirmé bruyamment lors du rideau final.
Dominique Joucken | 13 septembre 2024
Siegfried à La Monnaie, quand l’enfant était enfant
Les deux premiers volets du Ring des Nibelungen ont connu un grand succès grâce à la signature symboliste du metteur en scène Romeo Castellucci. Le développement de ses deux derniers épisodes s’annonçait fascinant, avec technologie et intelligence artificielle à la clé. Toutefois, ce processus, bien que prometteur, s’est révélé trop long et trop coûteux pour être mené à terme avant la fin du mandat de Peter de Caluwe à La Monnaie. Soucieux de terminer néanmoins ce Ring, le directeur a choisi, pour les deux derniers volets, de reprendre la mise en scène de Pierre Audi (actuel directeur du Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence).
Après l’eau, l’élément principal dans L’Or du Rhin, et La Walkyrie placée sous le signe de la terre et du sang, qu’en est-il pour le Siegfried de Pierre Audi ?
Le rideau s’ouvre et déjà le public peut observer un film projetant les plans serrés, créatifs, d’enfants costumés, dessinant des personnages héroïques et courbes d’arbres. Contrairement aux choix tectonico-symbolistes de Castellucci, Pierre Audi met l’accent sur la progression, la domestication et l’éducation (du jeune Siegfried face à son propre destin). Fidèle à la vision de Wagner, Pierre Audi s’approche d’une modernité contemporaine (dans l’esprit du Lied Vom Kindsein – Chanson de l’enfance de Peter Handke dans Les Ailes du Désir), tissant un lien de l’opéra Siegfried vers la part intime du spectateur, jadis enfant.
La mise en scène (minimaliste) se distingue ici par l’absence de repères temporels et, à travers une abstraction délibérée, elle accentue l’universalité du parcours initiatique de Siegfried. Sweat-shirt, basquettes, épées rustiques sont portés par les personnages entourés de blocs de métaux aux allures de décors industriels sans temporalité. Quelques doudous, dragons et jeux d’enfants géants rappellent l’enfance du public, baignés de halo lumineux abstrait, et un grand néon coupe la scène. À mi-chemin entre un univers techno-futuriste façon Berghain (boîte de nuit Berlinoise) et poésie médiévale d’Excalibur.
Cette approche décousue du temps fait écho au processus créatif de Wagner, qui lui-même interrompit la composition de Siegfried pendant douze ans entre le deuxième acte et la suite. De manière parallèle, Siegfried passe à l’âge adulte de façon tout aussi brusque, émergeant d’un rêve. Mi-homme mi-enfant, le personnage de Siegfried s’étoffe au fur et à mesure de l’opus, nourri par la déception, la violence, l’espoir et enfin, l’amour.
La musique, seul fil conducteur, tisse l’ensemble du récit à travers les leitmotivs wagnériens, évocateurs des prémonitions et souvenirs du héros face à son destin. L’Orchestre de La Monnaie sous la direction d’Alain Altinoglu vient contraster le minimalisme de la scène avec un fourmillement de détails et une précision d’horlogerie. Certaines percussions métalliques, produites par le marteau de Mime le Forgeron ajoutent en force tectonique. Les cordes, comme à leur habitude, témoignent de la musique de nerf qu’est la partition wagnérienne, avec aussi ses cuivres retentissants.
Face à la puissance en fosse, le ténor danois Magnus Vigilius propose une interprétation de Siegfried marquée par une froideur maîtrisée. En optant pour une approche minimaliste en début d’opus, son personnage s’enrichit progressivement pour culminer dans l’intensité de la scène amoureuse. Sa voix, d’une simplicité naturelle et dépourvue d’artifices (dans le respect de la mélodie verbale wagnérienne), se déploie avec aisance en poitrine. Les passages dans les aigus confèrent au personnage une subtilité vocale, exprimée avec une certaine précision, directe et très humaine.
Peter Hoare reprend le rôle de Mime, précédemment incarné dans L’Or du Rhin, où il était déjà en proie au désespoir. Avec énergie et générosité, il adopte une approche vocale d’une vivacité mordante et acérée, caractérisée par un renouvellement constant de son timbre, en contraste avec son apparence de nain manipulateur et fourbe.
Gábor Bretz revient, en Wanderer. Sa voix, toujours aussi imposante, sculpte l’espace sonore de la scène avec une profondeur empreinte d’autorité et de gravité. Son apparence, borgne et chauve, coiffé d’un chapeau noir, accentue l’image d’un Wotan despotique, rigide et inflexible qui tient face à la puissance de l’orchestre.
Scott Hendricks reprend le rôle d’Alberich. Vêtu de son uniforme noir, en collaboration avec Wotan, il incarne la fureur et le désir de vengeance : des sentiments qui imprègnent profondément son interprétation. La voix vibrante aux tendances baroques du chanteur apporte un timbre cuivré et une vélocité précise, les aigus sont brillants et les graves bien mats.
Fafner est représenté par une immense sphère métallique flottant dans les airs, derrière laquelle résonne la voix de basse, ses lignes vocales sombres et profondes revêtant une texture métallique parfaitement frappée. Après le coup fatal porté par Siegfried, Wilhelm Schwinghammer se dévoile au public avec une amplitude profondément humaine, dépossédé de sa puissance.
Ingela Brimberg reprend le rôle de Brünnhilde avec la même virtuosité qui lui avait valu une ovation dans La Walkyrie. Sa voix de soprano, à la fois puissante, riche et légèrement acidulée, marie une profondeur vocale impressionnante à la délicatesse éclatante de ses aigus, suspendus avec une finesse lumineuse pour un troisième acte de libération.
Nora Gubisch incarne Erda avec la même fidélité que dans L’Or du Rhin. Piquée et vive lors des accès de colère, elle fait preuve d’une maîtrise impeccable. La mezzo-soprano domine les registres graves avec une palette de couleurs vocales riches, tièdes et vibrantes.
Enfin Liv Redpath rejoint le casting en voix de l’oiseau de la forêt. Placée en arrière de scène, la soprano à la voix cristalline incarne la mère disparue de Siegfried, qui réussit à lui rendre visite à travers la forme d’un petit oiseau touffu et généreux en plumage. L’oiseau est également mimé par un figurant poétique, le corps gonflé d’un duvet d’oisillon et d’un petit toupet, soignant la solitude du héros principal.
Acclamé par une salle debout, le Siegfried de Pierre Audi éveille l’enfant en chacun, avec une simplicité désarmante. Moins symboliste que Castellucci, plus direct par sa vision du conte wagnérien, ce spectacle laisse donc triompher les voix sur scène, mais offre également les clés d’un imaginaire plus personnel au public. Less is more.
Soline Heurtebise | 15/9/2024
Le Siegfried de Pierre Audi à La Monnaie, ou comment plaire sans banalité
Lors de la conférence de presse qui précédait cette première production de la présente saison à la Monnaie, Peter de Caluwe rappelait que ce Siegfried était important à plus d’un titre. Il marque le début de la vingtième année du directeur général dans la maison bruxelloise tout en inaugurant ce qui y sera sa dernière saison. Pour corser le tout, on se rappellera que si la mise en scène de ce Ring étalé sur deux saisons avait été dans un premier temps confiée à Romeo Castellucci, les exigences techniques posées par ce dernier pour les deux derniers volets de la Tétralogie ont été finalement jugées excessives sur les plans technique et budgétaire. Coup de chance, le metteur en scène franco-libanais Pierre Audi – avec qui de Caluwe avait par le passé déjà travaillé au De Nederlandse Opera, entre autres comme responsable du casting d’un Ring de la maison amstellodamoise – s’est montré disposé à prendre à son compte les Siegfried et Crépuscule des dieux à l’affiche de la Monnaie cette saison. Comme Pierre Audi l’expliqua fort à propos, son confrère transalpin ayant traité des deux épisodes divins de la Tétralogie, il se chargerait des deux opéras « terriens ».
Face aux partis pris parfois extrêmes de Castellucci, l’approche de Pierre Audi – dont on sent directement qu’il est familier de l’œuvre – est d’une lisibilité et d’une clarté bienvenues sans heureusement jamais verser dans le simplisme réducteur.
Le rideau s’ouvre sur une espèce de mur occupant presque toute la largeur de la scène, derrière lequel on aperçoit ce qui pourrait être une grande météorite. Tout au long du premier acte, les échanges entre Mime (l’excellent Peter Hoare) et Siegfried sont vifs et animés. Ce qui est très intéressant ici, c’est que le Nibelung n’est pas réduit à l’image habituelle d’un intrigant calculateur et malhonnête, mais est montré comme sincèrement dévoué à un pupille envers qui il se montre bienveillant et pédagogue.
L’arrivée du Wanderer/Wotan (un Gábor Bretz ferme, sonore, plein d’assurance et vêtu d’une longue robe noire à scapulaire qui tient à la fois d’une bure de bénédictin et du manteau de Dark Vador) et le fameux dialogue où Mime et Wotan mettent leur tête en jeu sont traités avec beaucoup de clarté. Le chant dans un premier temps soigné, bien projeté mais un peu terne du Siegfried de Magnus Vigilius se libère entièrement à partir de la scène de la forge. Et c’est tout au long de la soirée qu’on appréciera son ténor franc et lyrique ainsi que le soin apporté par l’artiste danois à toujours bien chanter et phraser souplement sa partie.
Au deuxième acte, la météorite soutenue à présent par cinq piliers et plongée dans un éclairage verdâtre abrite la Neidhöhle, l’antre du dragon Fafner qui y garde jalousement le trésor des Nibelungen. Après la mise en garde de Wotan à Alberich, arrivent Mime et Siegfried, armé de l’épée Notung reforgée avec laquelle il terrassera Fafner, à qui Wilhelm Schwinghammer prête sa basse noire. Celui-ci sort de son antre revêtu d’un étrange costume blanc de yéti et tenant un cadavre calciné dans les bras avant que Siegfried ne lui reprenne l’anneau. Très joliment chanté par Liv Redpath, l’Oiseau de la forêt est mimé de façon charmante par le jeune Martin da Silva Magalhães revêtu d’un costume qui le transforme en gros oiseau blanc.
Changement total de décor pour le troisième acte. Alors que pendent des cintres des rochers qui font penser au célèbre Château des Pyrénées de Magritte, le fond de la scène est à présent occupé par un mur blanc laiteux rétroéclairé, avec en son centre un disque à l’intensité lumineuse éblouissante. L’éclairage fait que Siegfried et Brünnhilde (Ingela Brimberg, à la fois touchante et imposante), tout à leur découverte de l’amour, apparaissent souvent à contre-jour. Une fois la Walkyrie réveillée par le baiser du héros, le jeune couple sort de l’ombre pour apparaître en pleine lumière dans cette apothéose de l’amour qui clôture l’œuvre.
Cette mise en scène sans extravagances mais sans banalité est accueillie avec enthousiasme par le public bruxellois qui réserve cependant à raison sa plus belle ovation à Alain Altinoglu. Tout au long de ces quatre bonnes heures de musique, le chef aura réussi à maintenir une tension de tous les instants, galvanisant tant la scène que la fosse où l’orchestre – à commencer par ses cuivres infaillibles – se montre sous son meilleur jour.
Patrice Lieberman | 12 September 2024
Un héros ordinaire
En mai dernier, La Monnaie annonçait par la voix de son directeur Peter de Caluwe qu’elle interrompait le Ring de Romeo Castellucci. Rendu impossible par la dimension du projet et la mise en tension des moyens alloués par la maison, il a bien fallu se rendre à l’évidence et prendre une décision raisonnable pour les deux parties. On peut certes regretter amèrement que l’aventure s’interrompe après deux premiers volets très prometteurs mais c’était sans doute oublier qu’une production nécessite des coûts financiers et humains qui s’inscrivent dans une réalité qui rend parfois impossible la dimension artistique. Il ne reste plus qu’à souhaiter à Romeo Castellucci de pouvoir trouver avec le Liceu de Barcelone, l’autre partenaire de cette aventure du Ring, un terrain d’entente pour pouvoir boucler la production dans de bonnes conditions.
Peter de Caluwe s’est largement exprimé dans la conférence de presse qu’il a donnée en mai dernier sur sa décision de confier Siegfried et Götterdämmerung à Pierre Audi. En optant pour une décision qu’on qualifiera de “sécure” et responsable, il sollicite un nom qui a joué un rôle important au début de sa carrière, à l’époque où De Caluwe débutait en directeur de casting dans un Opéra d’Amsterdam où Pierre Audi, ancien directeur et metteur en scène signait une production du Ring qui fit à l’époque beaucoup de bruit dans le microcosme wagnérien. D’une esthétique plus surprenante que réellement révolutionnaire, cette Tétralogie puisait son énergie dans une disposition inhabituelle de l’orchestre au centre d’une structure scénique en forme d’anneau sur laquelle évoluait les protagonistes. Cette scénographie se bornait à souligner l’aspect spectaculaire en abordant le chef‑d’œuvre de Wagner avec des éléments qui s’attardent davantage sur la dimension visuelle que sur l’analyse thématique ou intellectuelle.
De toute évidence, le très court délai imposé par les circonstances inédites de la commande du Théâtre de La Monnaie conduit Pierre Audi à faire des choix drastiques parmi les éléments scéniques mis au service de ce Siegfried. À sa décharge aussi, il faut rappeler que Siegfried est parmi les quatre soirées que constitue le Ring, celle qui demeure généralement la plus délicate à mettre en scène. La faute à une structure harmonique très horizontale avec une action limitée à une suite de scènes dialoguées qui nécessitent, sinon des idées scénographiques particulièrement élaborées, du moins des allusions qui renvoient à l’ensemble de la Tétralogie, à l’image d’un livret où fourmillent les références aux événements qui précèdent la naissance du héros.
Comme souvent chez Pierre Audi, le décor joue une place centrale qui consiste principalement à accompagner et illustrer la narration. Loin d’un Castellucci travaillant à rendre compte l’épaisseur symbolique du mythe (quitte à “mystifier” le spectateur en lui confiant une part non négligeable d’analyse et de perception personnelle), Audi joue sur les effets que produisent des images jamais trop éloignées du livret. Ainsi, cette structure géante façon compression de César ou boule tôles froissées qui domine la scène d’un bout à l’autre de la soirée, animée d’un jeu subtil de rotation et d’une multiplication de fissures percées de rayons lumineux avec un éclairage dont la dominante rouge, verte et blanche guide sans originalité mais efficacement la lecture. Tour à tour forge, forêt puis dragon, cette structure est barrée obliquement d’un long néon aveuglant signifiant la lance du Wotan/Wanderer qui finira par se diviser en segments au moment où Siegfried la brise pour atteindre le rocher de Brünnhilde. Des fragments épars flottent dans un espace d’une blancheur éclatante, dans une dernière scène qui demeure sans doute la plus convaincante de la soirée – en partie parce qu’elle nous rappelle indirectement la conclusion extatique de la Walkyrie de Castellucci et surtout ce sentiment ataraxique dans lequel l’infiniment long dialogue Siegfried-Brünnhilde se déplie sans encombrement.
On ne peut pas en dire de même des scènes précédentes, où règne un curieux sentiment de trop et de trop peu, surlignant le lent cheminement du sale gosse vers le héros. En guise de poteau indicateur, cette longue séance vidéo, projetée en préambule et montrant des enfants dessinant et jouant des scènes inspirées d’un univers façon Donjon et Dragons. L’aspect enfantin de l’intrigue est mis en avant par les acteurs mêmes de cette fiction, à savoir : des enfants qui nous rappellent l’origine très touchante et très simple de la geste wagnérienne. Des chevaliers, des princesses à délivrer… bref, une multitude de situations narratives qui forment un des aspects du livret de Siegfried mais qui, du même coup, limite l’approche à une superficialité qui interdit toute lecture plus complexe.
Ainsi, ces costumes imaginés par Petra Reinhardt avec cet oiseau boule de plume joué par un enfant à qui (contrairement à la production d’Amsterdam), Pierre Audi confie à un rôle de figurant doublé par une soprano discrètement voilée de noir. Ou bien encore cette mort de Fafner où le dragon apparaît sous la forme d’un curieux yéti blanc tenant dans ses bras son double tel un cadavre noir, flasque et carbonisé. Mime est vêtu d’une gabardine dont la surface rugueuse évoque un lugubre batracien. Son apparition au lever du rideau rappelle ironiquement le sommeil de Brünnhilde, allongé et coiffé d’une perruque blonde qui tombe et dévoile son crâne étrangement cabossé. Chaussé de collants noirs et portant une jupe, il est visuellement ce “père” et cette “mère”, comme il tente de le faire croire à Siegfried. Siegfried justement, qui déboule en tenue de boxeur avec un ours… en peluche qu’il ne tarde pas à martyriser avec ses gants de cuir et cette épée forgée à grands effets de gerbe d’étincelles et de nuage de vapeur. Héros randonneur au II, il finira en sobre t‑shirt noir dans une ultime scène où plane le souvenir d’une Liebestod en ombres chinoises que signait un certain Pierre Audi au Théâtre des Champs-Elysées et à l’Opéra de Rome en 2016.
Côté solistes, l’intérêt vient principalement de la présence du Siegfried de Magnus Vigilius qui signe ses débuts à la Monnaie un an tout juste après sa prise de rôle au Den Ny Opera à Esbjerg (Danemark). La ligne vocale possède la force et la véhémence qui traduit l’engagement sans en dissimuler toutefois certaines approximations dans l’intonation et les tenues trop irrégulières. Le timbre est martial et sans grand raffinement mais c’est en jouant la carte de l’intensité et du jeu qu’il réussit à s’imposer face à la Brünnhilde d’Ingela Brimberg qui reste un peu sur la réserve en ce soir de première. Sans le soutien d’un registre grave qui souvent se dérobe, la soprano suédoise durcit ses aigus et imprime à son vibrato une couleur ténue et volontaire.
Trop neutre d’expression et de surface, le Wanderer de Gábor Bretz peine à convaincre et en cela, nous laisse comme dans les épisodes précédents sur notre faim. Le phrasé est certes appliqué mais la projection manque de tenue et de corps, dessinant un personnage finalement moins caractérisé que son alter ego Alberich dont il partage l’apparence visuelle d’un héros solitaire de Far-West. Scott Hendricks cherche à incarner de tout évidence ce “bad boy” grimaçant et torturé intérieurement, dont le timbre accentue la noirceur et la vilénie. Le Mime de Peter Hoare hésite entre portrait-charge et effet comique, multipliant des gestes vocaux qui traduisent des moyens pas toujours au rendez-vous là où une Nora Gubisch réussit à capter l’attention en concentrant les siens sur l’effet que produit un récit qui se déploie sur une seule ligne. L’Oiseau de Liv Redpath a l’élégance et la légèreté qui conviennent à cette présence au final très ironique là où le Fafner de Wilhelm Schwinghammer confirme les bonnes impressions de ses récentes prestations bayreuthiennes.
La direction d’Alain Altinoglu semble profiter de cette abstraction qui domine en scène, au point de laisser la fosse prendre parfois les premiers plans malgré l’acoustique relativement sèche et étroite. Le dessin mélodique des cordes est souvent noyé dans des confusions que domine l’idée d’une ligne vaste et sonore qui enveloppe sans trop s’attarder aux détails. Certaines interventions solistes pâtissent des enjeux d’une soirée de première mais sans toutefois dépareiller un ensemble dominé par une lecture qui donnent du drame wagnérien un précieux sentiment de puissance et de narration.En mai dernier, La Monnaie annonçait par la voix de son directeur Peter de Caluwe qu’elle interrompait le Ring de Romeo Castellucci. Rendu impossible par la dimension du projet et la mise en tension des moyens alloués par la maison, il a bien fallu se rendre à l’évidence et prendre une décision raisonnable pour les deux parties. On peut certes regretter amèrement que l’aventure s’interrompe après deux premiers volets très prometteurs mais c’était sans doute oublier qu’une production nécessite des coûts financiers et humains qui s’inscrivent dans une réalité qui rend parfois impossible la dimension artistique. Il ne reste plus qu’à souhaiter à Romeo Castellucci de pouvoir trouver avec le Liceu de Barcelone, l’autre partenaire de cette aventure du Ring, un terrain d’entente pour pouvoir boucler la production dans de bonnes conditions.
David Verdier | 14 September 2024