Tannhäuser
Hermann | Steven Humes |
Tannhäuser | José Cura |
Wolfram von Eschenbach | Jean-François Lapointe |
Walther von der Vogelweide | William Joyner |
Biterolf | Roger Joakim |
Heinrich der Schreiber | Gijs van der Linden |
Reinmar von Zweter | Chul-Jun Kim |
Elisabeth | Annemarie Kremer |
Venus | Aude Extrémo |
Ein junger Hirt | Anaïs Constans |
Stage director | Jean-Louis Grinda (2017) |
Set designer | Laurent Castaingt |
TV director | Stéphane Aubé |
À quoi bon ce singulier Tannhäuser?
Tannhäuser qui chante en français ? Il n’en fallait pas plus pour attiser notre curiosité et nous précipiter à l’Opéra de Monte-Carlo qui présentait pour la toute première fois depuis 1861 cette singulière version créée à cette date pour Paris.
Côté musique, pas de grandes découvertes : la majeure partie des ajouts de la version de Paris ayant été reprise dans la dernière version de Vienne de 1875 ; version aujourd’hui largement établie sur les scènes lyriques. L’essentiel de notre intérêt pour ce singulier Tannhäuser en français était donc tourné vers le livret, et dans l’opportunité de juger de la cohésion entre ce texte nouveau et la musique.
Et l’on sait combien l’idéal artistique de Wagner accordait de place à son livret ! Citons sa propre parole : « J’examinais (la relation) qui se trouve entre la musique et la poésie … Je reconnus, en effet, que précisément là où l’un de ces arts atteignait à des limites infranchissables, commençait aussitôt, avec la plus rigoureuse exactitude la sphère de l’autre ; que, conséquemment, par l’union intime de ces deux arts, on exprimait avec la clarté la plus satisfaisante ce que ne pouvait exprimer chacun d’eux isolément … ». Pour cette version française ; ce ne sont pas moins de cinq librettistes (Monsieur de Charnal, Gustave Hippolyte Roger, Richard Lindau, Edmont Roche et Charles Truinet) qui ont été convoqués pour tenter de satisfaire tant le Maître que le directeur de l’Académie Impériale de Musique.
Dans la mesure où le texte apparaît comme une composante essentielle dans la manifestation artistique de Wagner et qu’il s’est employé, tant bien que mal, à en opérer une traduction satisfaisante, il apparaît impardonnable d’être resté rivé aux surtitres pour tenter de comprendre la moindre parole des chanteurs. De même que jamais un wagnérien n’aurait pardonné une version allemande incompréhensible, une version en français mérite tout autant de travail sur la prosodie pour satisfaire le public. Retirer la force du mot revient à dénaturer l’œuvre de Wagner. Pourquoi avoir absolument tenu à présenter cette version parisienne de Tannhäuser quand les trois chanteurs principaux du plateau (Tannhäuser, Elisabeth et Venus) s’avèrent incapables de faire vivre le mot français et de chanter cette langue ?
Quid du spectacle ? Le premier acte s’avère assez douloureux. Vénus ne parvient pas à séduire du fait d’aigus poussifs, pas toujours très justes et d’une absence d’implication au texte. Le legato et la conduite de la ligne de chant y perdent. Tannhäuser semble se chauffer pendant la première scène du spectacle et la cohésion de ses anciens compagnons s’est avérée bien perfectible lors du final du I. Les choses s’améliorent au II avec l’arrivée d’Elisabeth chantée par Annemarie Kremer, et dont l’implication vocale et théâtrale est intéressante. Elle est pleine d’entrain lors de son air d’entrée et justement délicate lors de sa prière au III. Malheureusement, le timbre quelque peu métallique, la puissance et l’opulence de la voix viennent quelque peu ternir l’image angélique et pure du personnage. Le Wolfram de Jean-François Lapointe est particulièrement intéressant et l’articulation demeure tout à fait acceptable. Le personnage est ici justement sensible, jamais mièvre et tout empli d’élégance. José Cura en Tannhäuser a du métier et parvient à investir dramatiquement les différentes étapes du rôle. Mais ici aussi le chanteur semble avoir oublié les consonnes de son texte. De plus, le haut du registre est marqué par un important vibrato. Nous garderons à l’esprit son récit de Rome très théâtral et puissant.
Coté scénique, on se demande encore quelle est la vision de Jean-Louis Grinda pour son Tannhäuser. Le metteur en scène présente de fort belles images mais qui sont dépourvues de tout lien entre elles. Une vision globale peine à émerger. Vénus est caricaturalement présentée en femme fatale rousse, robe a fente argentée, paillettes et long manteau rose bonbon avec des plumes à profusion… Ne pouvait-on pas imaginer autre chose qu’une Vénus nécessairement vulgaire et digne d’une maison close ? Tannhäuser fume une pipe à opium pour supporter sa présence au Venusberg ce qui nous est apparu comme en contradiction avec son véritable penchant pour le plaisir charnel. Et le ballet qui a tant divisé le public parisien lors de la création ? Il est ici inexistant et réduit à des poses lascives et explicites de clones de Vénus.
Dans la fosse Nathalie Stutzmann effectue un très beau travail à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo. Belle énergie et belle écoute avec le plateau sont perceptibles. L’ensemble pourra encore gagner en intériorité et en solennité mais le résultat est loin de décevoir tant les musiciens et leur chef font rutiler majestueusement, mais aussi murmurer délicatement, leurs instruments. Les chœurs féminins de l’Opéra de Monte-Carlo déçoivent mais les hommes parviennent à racheter ce déséquilibre.
En définitive, un Tannhäuser qui cherche encore son excellence artistique. On attendait bien plus pour réhabiliter un Wagner en français qui, 156 ans après sa création, ne parvient toujours pas à entrer dans l’Histoire.
Sebastien Herbecq | 20 Februar 2017
Confessions d’un fumeur d’opium allemand
La vraie version de Paris, enfin ! Certes, Tannhäuser ne fut pas, contrairement à Don Carlos ou aux Vêpres siciliennes, écrit directement sur un livret français, mais la version de 1861, considérablement remaniée par rapport à celle de la création en 1845, inclut bien quelques passages qui furent mis en musique sur des paroles françaises. La traduction de Nuitter n’est pas indigne, elle n’a pour vrai défaut que de ne pas toujours respecter la place des accents, d’où une insistance parfois curieuse sur des mots dépourvus de sens fort. Une curiosité, sans doute, et il est peu probable que ce Tannhäuser dans la langue de Molière s’impose à l’avenir, même si Roberto Alagna avait confié en interview (voir ici même Operabox #15) avoir été sollicité pour la même tentative, notamment en Allemagne.
Peu probable, compte tenu du petit nombre de chanteurs wagnériens francophones à l’heure actuelle ; les autres préféreront apprendre la version habituelle en allemand. Pourtant, c’est précisément ce choix du français qui a permis la prise de rôle de José Cura : comme le ténor argentin nous l’avait déclaré, il ne serait sans doute jamais passé par la case Wagner s’il n’avait pas eu cette possibilité d’interpréter cette musique dans une langue qu’il maîtrise. On pourra toujours lui reprocher quelques erreurs de prononciation ici ou là (surtout au deuxième acte, où les syllabes nasales cessent d’être nasalisées, par exemple), mais ce grand artiste comprend ce qu’il chante et sait l’exprimer. Plus gênant, peut-être, le caractère très latin de ce Tannhäuser spécialiste de l’opéra italien de la fin du XIXe siècle, qui sonne parfois comme Canio ou Turiddu et qui, contrainte de la langue oblige, n’abordera vraisemblablement jamais ni Tristan ni aucun autre personnage bayreuthien.
Le français ne pose pas vraiment de problème à Annemarie Kremer, globalement assez compréhensible. Mais si la soprano néerlandaise possède en outre la silhouette et la vivacité de la jeune Elisabeth, en a-t-elle réellement la voix ? Pour un personnage dont le livret ne cesse de mettre en avant la pureté et la sainteté, n’attend-on pas des couleurs plus limpides et moins de vibrato, même si, on y reviendra, la mise en scène tire le rôle vers tout autre chose ?
A une articulation parfaite, dont le Biterolf de Roger Joakim est également à créditer, Jean-François Lapointe joint une connaissance approfondie du style français, pour un Wolfram au timbre riche et à la déclamation éloquente, digne des meilleurs barytons de notre répertoire national. Steven Humes a le bon goût de soigner sa diction, sans se reposer sur la seule beauté de ses graves, et de camper un landgrave Hermann noblement paternel (avunculaire ?). Avec Vénus, Aude Extrémo effectue une belle prise de rôle, pour laquelle elle sait trouver des accents tantôt caressant, tantôt menaçants. La diction, particulièrement incisive dans le grave, se perd un peu dans l’aigu, mais il s’agit très probablement d’un mauvais tour joué par le décor.
Constitué d’un plancher-miroir semi-circulaire entouré d’un cyclorama, ledit décor n’est pas sans incidence sur la projection des voix. Bizarrement, les chanteurs qui en arpentent la périphérie, comme le joli pâtre d’Anaïs Constans, parviennent aux oreilles de façon quasi surnaturelle, mais dès que les personnages occupent le centre de cet espace, le son devient plus flou, et c’est seulement quand ils viennent à l’avant-scène qu’il retrouve une certaine netteté. Ce décor permet néanmoins l’usage de vidéos extrêmement réussies pour le premier acte (tout le moment des visions psychédéliques de Tannhäuser, suscitées par une pipe à opium que Vénus l’encourage à utiliser). Que Vénus soit accompagnée de quatre sosies-danseuses, cela peut traduire l’impression de satiété qu’éprouve le héros ; loin de la surenchère trop courante, la volupté est ici suggérée plutôt que soulignée. Certains choix de Jean-Louis Grinda laissent plus sceptique : le décor médiéval de la Wartburg paraît bien kitsch, avec ses figurants mimant des statues qui s’écroulent quand Vénus apparaît triomphante. Enfin, au dernier acte, toute notion de rédemption chrétienne est résolument chassée : Elisabeth s’ouvre les veines et, dans les derniers instants, la crosse du Pape n’a pas fleuri mais tous braquent un revolver sur Tannhäuser, qui va sans doute passer un mauvais quart d’heure une fois le rideau baissé.
Bonne surprise, en revanche, avec la direction de Nathalie Stutzmann, que l’on n’attendait certainement pas dans ce répertoire. Imposant des tempos allants, la mezzo devenue chef mène ses troupes à bon port, sans craindre de déchaîner parfois toute la force de l’orchestre, par exemple au final du deuxième acte. Au sein du chœur, les voix féminines se montrent un peu avares d’aigu dans la marche d’entrée des invités ; parmi les Pèlerins, les ténors semblent parfois sur le point d’être écrasés par les voix graves, mais l’équilibre se rétablit toujours, heureusement.
Laurent Bury | 22 Février 2017
Attention, événement: l’Opéra de Monte-Carlo a décidé de proposer le Tannhäuser de Wagner dans la «version de Paris» chantée en français, qui n’a plus été donnée depuis un siècle et demi, date de sa création. Pour l’occasion, le maître de Bayreuth avait remanié la «version de Dresde», créée quinze ans plus tôt, en étoffant et réorchestrant la scène du Venusberg tout en y ajoutant un ballet, véritable figure imposée du «grand opéra» à la française. Malgré ces concessions, ce fut un échec cuisant en raison de la modernité d’un langage musical choquant les oreilles conservatrices des mélomanes du Second Empire. Sans oublier la cabale des membres du Jockey Club, furieux d’être privés des fanfreluches des danseuses situées au début de l’œuvre quand ils avaient l’habitude de n’arriver qu’à l’entracte pour en profiter en milieu de spectacle. Fort heureusement, l’Histoire jugera et ce chef-d’œuvre de Wagner s’imposera progressivement sur toutes les scènes du monde.
Pour l’occasion, Jean-Louis Grinda a conçu l’une de ses plus belles mises en scène en jouant la carte de l’épure dans la lignée de Wieland Wagner. Dans une direction d’acteur tirée au cordeau, les déplacements restent constamment mesurés à l’image d’un Tannhäuser courbant l’échine sous le poids de la douleur après être passé par les délices frelatés d’une maison d’opium, symbole du Venusberg. Dans cette optique, les chanteurs évoluent sur un plateau incliné en demi-lune à l’arrière duquel sont projetés des effets vidéo permettant de situer l’action. C’est ainsi que les éclairages fantasmagoriques de Laurent Castaingt, suggérant à merveille les délires d’un héros sous l’emprise de «paradis artificiels», céderont la place aux arcades stylisées aux couleurs changeantes et mordorées d’une église romane dans laquelle se déroulera le concours de chant pour évoluer, au troisième acte, vers le clair-obscur d’un paysage dénudé.
L’interprétation de José Cura sera à l’avenant. Aucun effet histrionique dans ce chant d’une pureté exemplaire, culminant dans un récit du pèlerinage à Rome murmuré en mezza voce grâce à une maitrise remarquable d’une voix mixte qui n’est jamais détimbrée. Naturellement, cela ne l’empêchera pas de briller dans les grands éclats de la partition mais on sent que le ténor argentin cherche avant tout à déceler la part d’humanité et de vulnérabilité d’un Tannhäuser qui devient ici l’exacte antithèse de celui plus virulent, voire antipathique, jadis incarné admirablement par Wolfgang Windgassen.
Face à lui, le Wolfram racé et merveilleusement déclamé de Jean-François Lapointe n’appellera que des éloges. Il en ira de même des Walter, Biterolf, Henry et Reimar respectivement interprétés par William Joyner, Roger Joakim, Gijs van der Linden et Chul-Jun Kim, avec une mention spéciale pour le pâtre d’une grande pureté de ligne d’Anaïs Constans. Et quel plaisir d’apprécier une prononciation soignée de la langue de Molière chez tous ces interprètes comme du côté des chœurs, idéalement soudés par Stefano Visconti!
On n’en dira malheureusement pas autant de la Vénus d’Aude Extrémo, à la voix certes spectaculaire mais au français parfaitement inintelligible alors qu’elle a pourtant fait ses classes au Conservatoire de Bordeaux. On ne savait pas qu’on enseignait le «sutherlandais» en Gironde… Quant à l’Elisabeth au timbre moelleux d’Annemarie Kremer, elle a tendance à gommer les consonnes dès que le débit s’accélère. Fort heureusement, sa prière du dernier acte lui permettra de mieux soigner son articulation et de trouver des nuances émouvantes.
Enfin, on saluera la direction passionnante de Nathalie Stutzmann à la tête d’un Philharmonique de Monte-Carlo en forme olympique. Dès l’entrée des cordes sans vibrato de l’Ouverture, le ton est donné: on aura droit à une lecture «historiquement informée» sur instruments modernes, à l’image de ce qu’ont fait Abbado, Rattle ou Jansons dans Beethoven. Fort heureusement, cette option sera défendue sans dogmatisme, avec une conception très chambriste pour mieux faire ressortir les dialogues entre pupitres et les alliages de timbres inédits de l’orchestre.
De ce fait, en dépit de certaines réserves sur les voix féminines, on saluera cette nouvelle production de Tannhäuser qui, par son originalité, sa grande poésie et son sens du mystère, a su préserver la couleur «bleu-argent» de la musique de Wagner qui était si chère à Thomas Mann.
Eric Forveille