Le London Symphony Orchestra, la direction de Simon Rattle et une distribution de haut vol sauvent la soirée
Dîner de fête dans un loft avec vue sur les toits de Paris. Mais monsieur trompe madame qui, une fois couchée, se réfugie dans le rêve, telle Emma Bovary. Elle devient alors l’héroïne du mythe, dont les personnages seront les convives — Melot le félon étant désormais le rejeton du ménage. Simon Stone prend prétexte du drame wagnérien pour montrer l’histoire d’une relation ordinaire minée par l’usure et l’adultère. Comme dans sa Médée salzbourgeoise, il cède à une mode qui ravale le mythe au rang du fait divers, dont il n’est plus que l’envers utopique et fantasmé, en une perpétuelle oscillation entre le réel et le rêvé, la perte et le regret, sans que l’on sache qui est qui. Au I, le metteur en scène australien joue habilement de cette ambivalence, notamment au moment d’une scène du philtre très réussie, avec la ville devenue la mer et le bateau arrivant au port. Au II, rien de va plus, quand se superposent les âges de la vie d’un couple qui se fait ou se défait, dans l’entreprise dirigée par madame : totalement parasités, simples contrepoints, le duo d’amour, le monologue du roi perdent leur raison d’être. L’incohérence dramaturgique culmine au III, dans la rame de la ligne 11 où échouent les paumés et les esseulés de la nuit : monsieur y agonise au retour d’une soirée qui a visiblement irrité la jalousie de madame ; après le Liebestod, elle plante monsieur et part… avec Melot. La production est copieusement (sinon unanimement) huée.
La musique, heureusement, est admirablement servie. Des années après le Ring, Sir Simon dirige la première aixoise de ce Tristan, à la tête cette fois de ses Londoniens. On le retrouve chef de théâtre, faisant couler la lave du désir, surtout à partir du II, sans ce narcissisme de l’instant auquel il peut parfois succomber, obtenant de ses musiciens une pâte sonore d’une beauté grisante… et abrégeant, selon une certaine tradition, le duo d’amour. Isolde, c’est la Nina Stemme des plus grands soirs, dont la voix se déploie insolemment sur tous les registres, sans la moindre fatigue dans le Liebestod, conjuguant la noblesse du chant et l’intensité de l’interprétation. Même si l’aigu accuse des tensions, même si l’on souhaiterait délire plus… délirant, Stuart Skelton est sans doute l’un des rares ténors d’aujourd’hui capables d’assumer le rôle de Tristan en préservant une ligne. La Brangaine punk aux bras tatoués de Jamie Barton, timbre opulent et phrasé parfait, en impose aussitôt, presque double d’Isolde. Kurwenal bien campé de Josef Wagner, Roi toujours royal de Franz Joseph Selig, mais aussi Jeune marin et Pâtre stylés de Linard Vrielink, Melot en voix de Dominic Sedgwick : orchestre et chanteurs feraient presque oublier les errements de la production.
Didier Van Moere | 06 juil 2021